Extraits

— Je n’ai pas grand-chose à part mon travail. Je n’ai jamais eu un homme à moi, un partenaire. Je pense… que ça ne m’a jamais trop manqué, parce que je t’avais dans ma vie.

Mon souffle se coinça dans ma gorge.

— Je ne comprends pas.

— Peut-être que moi non plus.

Il soupira.

— Tu n’es pas en train de dire… repris-je.

— Je crois que ce que je veux dire, c’est que je n’ai presque rien. Te perdre me tuerait, Jimmy. Je ne peux pas dire ça pour beaucoup de monde.

Elle se pencha vers Eddie et chuchota :

— Vous me rappelez mes grands-parents. Ils se disputent tout le temps comme ça.

Eddie rougit fortement.

— Vos grands-parents ?

— Ouaip. Ils sont mariés depuis quarante ans.

Elle s’appuya sur la table.

— Bon, et comment avez-vous trouvé ce beau cow-boy ?

Eddie me fit un grand sourire.

— J’ai soulevé un rocher et il était là. Je me suis dit qu’il était si moche que personne d’autre ne le laisserait vivre. Et ça n’a plus été qu’une grande œuvre de charité après ça.

— Ah, arrêtez.

— Mais comment sais-tu que tu ne retrouveras jamais ça ? Si tu ne cherches pas…

— Il n’y a pas beaucoup de jeunes hommes qui courent après les vieux cow-boys brisés comme moi.

— La ferme.

L’agacement me rendait agressif.

— Tu n’es ni vieux ni brisé.

— Dans l’univers gay, si. Il faut être dans sa prime jeunesse et parfaitement taillé pour attirer un homme de nos jours. Après trente ans, tu as passé ta date d’expiration. Après quarante ? Tu pourrais tout aussi bien être invisible.

J’arrivai à peine dans ma salle de bains avant d’être à nouveau malade. Je restai au sol, près des toilettes, jusqu’à ce que mes haut-le-cœur ne donnent plus rien. Avec un grognement, je m’appuyai contre la baignoire. C’est là qu’Ed me trouva quand il arriva. Il m’ignora une minute. Je me demandais s’il me voyait là, par terre, mais réalisai alors qu’il avait une serviette mouillée dans la main et l’essorait.

— Viens, Jimmy.

Il passa mon bras autour de ses épaules et me tint alors que nous nous relevions. Cette position était familière, il m’avait bien souvent soulevé de terre comme ça.

— Viens par là.

— Connard, crachai-je.

Je détestais être malade.

— Ouais, ouais, tu es fâché, dit-il en soupirant. Je ne fais pas ça pour te torturer, Jim, c’est l’alcool. Quand tu n’en auras plus dans le sang, tu te sentiras beaucoup mieux.

— Non, répliquai-je en m’appuyant contre son corps puissant. C’est pas à cause de l’alcool.

Il dut presque me porter et me tirer au lit.

— Couche-toi ici et laisse-moi mettre ça sur ton front.

Un petit bout de paradis trempé et froid tomba sur mes sourcils. Dieu merci, il avait couvert mes yeux, parce que je n’aurais ainsi pas à le voir me regarder pendant que je mourrais de honte avec mes larmes de frustration.

— Merci, articulai-je.

— Prends un peu d’eau.

Une main douce passa dans ma nuque et me souleva alors qu’une bouteille en plastique touchait mes lèvres.

Je bus. C’était aussi apaisant, sauf que je la sentais atterrir dans mon estomac et menacer de remonter, alors je repoussai son bras.

— Arrête.

— Ça va pas ?

— Donne-moi une minute.

Je tentai de me redresser, mais ma tête me tourna et je retombai.

— J’apporte un seau.

Il se leva avant que je puisse répondre. Quelques secondes plus tard, il revint avec une poubelle vide et la posa par terre à côté du lit. Je restai là, aussi à plat et misérable qu’un rat écrasé sur la route.

— Tu as pensé à prendre de la bière ? Parce qu’il m’en faudrait vraiment une.

— Non.

— Tu penses qu’on pourrait s’arrêter ?

Je commençais à avoir un très mauvais pressentiment. Mes mains tremblaient déjà un peu.

— On pourrait en prendre à une supérette ? C’est moi qui offre.

— Non.

— Pourquoi ça ?

Je commençais à avoir un pressentiment sur le but de ce voyage. Je ne saisissais peut-être pas toute l’étendue de la détermination d’Eddie, mais j’avais compris que ce n’était pas un voyage pour passer du bon temps à Vegas.

— Allez, j’ai soif, fais pas ton enfoiré.

— Non.

— Eddie…

— Il y a des bouteilles d’eau à l’arrière. Prends-en une. On ne s’arrête pas.

— Tu te fous de moi ?

Je crois que je m’attendais à ce qu’il dise à tout moment : Surprise ! C’était une blague, il y a un pack de bière à l’arrière. On va faire du camping. Ou… ou autre chose.

— Tu es vraiment sérieux ?

— Plus que jamais.

— Oui. Je suis pas pédé.

— Tu sais quoi ? me cria Eddie. Tu es le gars le plus pédé que j’aie jamais rencontré. Tu es tellement pédé que tu ne sais même pas que tu es pédé.

— Oh que si, je le sais !

Une seconde…

Eddie. J’avais passé bon nombre d’années à tenter de ne pas imaginer son visage quand il était excité, et voilà que je l’avais sous mes yeux, illuminé comme un panneau publicitaire à cause des attentions d’un autre homme. Il était magnifique. Séduisant et heureux. Un peu sauvage.

J’aurais aimé qu’il me regarde comme ça, ou même qu’un autre me regarde comme ça. Un autre qui ne serait pas Eddie. Un autre, sauvage et séduisant comme Eddie, qui ne serait pas lui.

Quand nous arrivâmes au comptoir, un caissier portant un tablier vert nous accueillit avec un sourire étudié. Don commanda un latte au soja avec six suppléments et un nom italien. Puis il me regarda.

— Tu veux quoi ?

— Un café corsé. Rien d’autre. Sans ajout.

Il se mit à sourire.

— Il prendra un Americano, double, grand

— Quelle mouche te pique ? Je serrai les mains.

— C’est rien.

— Tu as jeté le livre ? demanda Don en ramassant mon exemplaire du Grand livre.

— Il a glissé, répondis-je sans oser le regarder dans les yeux.

— À travers toute la pièce ?

Je rendis ma carte au serveur et demandai un faux-filet saignant.

— Avec des champignons sautés et une patate au four, s’il vous plaît

— Que voulez-vous avec ça ? Notre serveur était très souriant, et il augmenta le niveau de puissance en me souriant de toutes ses dents blanches. Je ne pus m’empêcher de le lui retourner.

— Qu’est-ce que vous avez ?

— Beurre, bacon, crème aigre, ciboulette, fromage…

— Oui, merci, dis-je, je prendrai tout ça.

— Tout ça ? répéta-t-il.

— Tout.

— En tant que médecin… commença Don.

— Ed m’a dit que tu étais un médecin du zizi.

Bon, j’accentuais peut-être un peu trop le mot zizi.

— Il ne faut pas mordre la main qui te nourrit, dit Ed.