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En se promenant la nuit dans cette ville qui veille, les seuls endroits qu'on reconnaisse pour des restaurants sont chinois. Les passants préfèrent dîner sous des auvents de fortune posés dans la boue, au fond desquels on distingue parfois un lit de camp. Pour m'épargner l'averse, je passe sous des arcades obscures que peuplent des corps tordus sur le sol. Je me faufile entre des amoncellements de fruits sentant l'urine, à l'écorce fendue, dont le nom n'a pas encore été traduit dans nos langues raisonnables, qui ne savent jouir des odeurs.
Je m'arrête devant la seule porte éclairée alentour et glisse un regard. Le restaurant est empli de Chinois attablés. C'est un encouragement. J'aurais tort de ne pas céder. Aussitôt suis-je entré qu'une foule d'hommes et de femmes se lève de table pour m'accueillir. Le restaurant tout entier se met en orbite autour de moi. C'est un piège : je suis l'unique client. Et les serveurs désœuvrés ont retrouvé quelque espoir.
Une ombre furtive traverse la pièce. Au sourire se noyant dans le regard d'une jeune fille qui se place sagement derrière moi, je comprends que c'est un rat. À peine deux gorgées ont-elles été volées à mon verre de bière qu'elle s'empresse de le remplir à ras bord, son parfum enjambant mon épaule. Un hôte ne doit point manquer. Je ne bois plus qu'à toutes petites gorgées. Mais il ne sera pas dit qu'elle ait perdu patience.
Afficher en entierLa route est noire, bordée de neige sale. J'ai grande envie de précipiter le mouvement. Ne pas perdre de temps devant le seuil.
L'aéroport de Bruxelles ressemble à une piscine.
La Nouvelle-Guinée s'est levée pour moi tôt ce matin dans l'ombre d'une rue, comme un paysage de mi-sommeil. Elle a recommencé d'exister avant même de rencontrer mes pas. Des odeurs sont montées en moi que je n'avais jamais senties. J'ai compris alors que ce voyage que je ne faisais pas seul n'aurait qu'un passager.
À l'escale d'Amsterdam, j'achète une boîte de cigares et deux bouteilles de whisky. Pour oublier les moustiques.
Près de moi dort une femme, la tête maintenue par un oreiller gonflable faisant le tour de son cou. Je regrette la fraise de dentelles qu'on pouvait arracher à coups de dents, c'était plus gracieux. Moi aussi j'aimerais voyager à l'abri du doute, un bras de femme toujours dans mes bagages, prêt à entourer mes épaules. Un voyage à la française : bref et grandiloquent, c'est-à-dire sensuel et abstrait. Je m'assoupis et considère longuement qu'on peut bien coller son œil dans les petits jours de la dentelle.
J'ai tout le temps d'y penser. Moyennant quoi j'attrape la grippe.
Afficher en entierQu'on ne me parle pas de l'enfance. Qu'on ne me parle pas du pays chéri de l'enfance.
Qu'on ne me parle pas de ces appartements sinistres, de ces couloirs qui n'en finissaient pas, de ces lieux où nous avons toujours été tenus enfermés, de ces salles de classe puant la viande mal réveillée ; qu'on ne me parle pas de ces chemins de campagne où l'on nous tirait par la main et qui dégueulaient leur boue sous nos pas comme un égout ; qu'on ne me parle pas de ces ciels trop lourds, de ces horizons qui remontaient de notre gorge ; qu'on ne me parle pas de l'air pur, dont nous aurions eu besoin, quand ce n'était que de haine.
Qu'on ne me dise pas qu'il y a des paysages charmants dans lesquels nous aurions joué, des lieux qui n'évoqueraient pas la honte, le dégoût, la solitude, les rages sans objet de notre enfance, quand nous n'avions guère que la merde au cul pour tout dire, et le désir de fuir encore.
Qu'on ne me dise pas que nous avons été heureux, alors qu'il ne cessait de pleuvoir, que j'en ai la peinture grise qui coule encore dans les veines, et que nous n'avons fait que traîner les pieds, tous en rang, du début à la fin.
Qu'on ne me dise pas que nous sommes bien chez nous, que nous y resterons.
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