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Elle était née bizarre, du moins le croyait-elle. Ses parents avaient mis de la glace dans son âme, ce qui n'avait rien d'exceptionnel. Quand tout allait bien, cette glace semblait fondre un peu ; mais quand tout allait mal, la glace gagnait du terrain. Elle s'appelait Sarah Anitra Holcomb.
N'ayant jamais appris à s'apitoyer sur les autres, elle n'éprouvait aucune pitié pour elle-même. Les choses étaient ce qu'elles étaient. Une certaine solitude faisait partie des criantes évidences de la vie. Sa famille s'était installée dans le Montana en 1980, Sarah avait alors neuf ans. Ils s'étaient pris pour des pionniers en quittant Findlay, dans l'Ohio, mais sans le jeune homme surnommé Frère, âgé de dix-huit ans ; ce fils issu du premier mariage du père de Sarah avait préféré rester sur place, puis il avait bientôt rejoint les marines, un engagement qui constituait en soi une insulte car le corps des marines se trouvait au coeur du malheur de son père Frank. Le père n'avait participé à aucun combat au Vietnam, mais en tant que diplômé de Purdue il avait travaillé à Saigon au Bureau des stratégies (toutes inefficaces). Son meilleur ami, Willy, lui aussi originaire de Findlay, était mort à Khe Sanh, fauché par des tirs amis. Le décès de Willy, un copain d'enfance, avait été l'aiguillon empoisonné qui avait enfin envoyé Frank dans le Montana où, treize années après sa démobilisation, il s'était proposé d'oublier le monde. La fin de son premier mariage l'avait presque entièrement empêché de faire des économies, après quoi le second mariage et la naissance de Sarah avaient repoussé encore ses projets passablement héroïques. En pur idéologue, Frank avait envisagé un avenir enfin débarrassé de notre culture et de sa politique assassine. Cet ingénieur mécanicien diplômé de Purdue (avec les félicitations du jury) ne doutait pas de pouvoir gagner sa vie dans le Montana après avoir dépensé le montant de ses économies, qui selon lui dureraient trois ans.
En février 1980, Frank annonça que le grand départ aurait lieu fin avril. Il rentrait à peine du Montana, où il venait d'acheter cent quatre-vingts arpents de terres. Il fit cette déclaration avec une solennité toute militaire, comme s'il disait : "Nous partons à l'aube."
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