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Prologue

La Nouvelle-Orléans, 1840

― Il n’y a aucun problème avec le comte DeVereaux, déclara fermement Magdalena.

Les pieds solidement posés sur le parquet, le dos bien droit, la jeune fille était assise sur le sofa du grand salon de la demeure familiale, une imposante bâtisse ceinturée d’une véranda à colonnes, typique des maisons de planteurs de La Nouvelle-Orléans.

Jason Montgomery regarda sa fille unique, soupira puis secoua la tête avec tristesse. Il détestait lui faire de la peine, mais comment l’éviter ?

La voir si belle avec sa somptueuse chevelure sombre illuminée d’une mèche rouge feu ramassée en un lourd chignon sur la nuque, ses quelques bouclettes rebelles sur le front, lui serra la gorge. Tout à coup, il eut peur et frissonna : elle allait gâcher sa vie s’il n’intervenait pas ! Il devait se montrer ferme.

Sa seule enfant… De tout temps, il avait été enclin à l’indulgence vis-à-vis d’elle, voire complaisant, ce qui n’entamait en rien sa lucidité de père et d’homme : elle était vraiment belle. Son visage, sa silhouette possédaient une perfection presque irréelle. Sa peau avait la douceur et le grain sans défaut de l’albâtre poli, ses prunelles la couleur de l’ambre. Magdalena était dotée d’une classe innée, d’une volonté de fer et d’une intelligence hors du commun. Elle bénéficiait de surcroît de la grâce d’une gazelle : le moindre de ses mouvements était naturellement élégant et lorsqu’elle se décontractait, elle devenait douce, tendre, faisant montre d’une séduction empreinte de la naïveté des jeunes filles de son âge. Tout le problème venait de là : elle était jeune, impressionnable et passionnée.

Il lui avait cependant appris à être forte. Son héritière se montrerait digne de Jason Montgomery, le souverain d’un petit royaume, celui de cette plantation de Louisiane. Tous les hommes de cet État, d’ascendance française ou anglaise et désormais citoyens américains, le respectaient car il était sage, éduqué et puissant. Il avait fait tout ce qui était en son pouvoir pour façonner sa fille à son image.

Et voilà que maintenant, elle usait à son encontre des armes qu’il lui avait données !

― Tu n’aimes pas le comte parce qu’il est français, l’accusa tranquillement Magdalena.

― Ce n’est pas parce qu’il est français que je n’aime pas le comte. C’est parce qu’il est…

Jason s’interrompit juste à temps. À aucun prix Magdalena ne devait s’imaginer qu’il perdait l’esprit, ce qui eût été le cas s’il s’était expliqué. Il tenait à ce qu’elle respecte ses opinions sans les discuter et se plie à son autorité parce qu’il était son père.

― J’ai choisi de vivre ici, reprit-il, où la majorité de mes associés sont français. Oui, il avait choisi cet endroit pour cette raison. La population de l’État se composait de descendants des anciennes colonies ; parmi eux figuraient des Français, des Anglais, des hommes et des femmes venus des îles, les créoles. Des sang-mêlé, certains âgés, à la peau café au lait, d’autres, jeunes, des beautés sombres dotées de certains pouvoirs… qui savaient tout du monde des ténèbres.

Il leva son poing serré et l’agita devant sa fille.

― Je suis ton père ! Tu ne reverras pas Alec DeVereaux. J’ai décidé que tu épouserais Robert Canady, et c’est ce que tu feras dans les prochains mois. Dès que les détails de la cérémonie seront réglés !

― Non ! s’écria Magdalena en se levant.

La passion et la colère brûlaient dans ses yeux. La beauté et la grâce de ses mouvements n’étaient jamais aussi évidentes que lorsqu’elle était ainsi furieuse.

― Je ne le ferai pas, père. Je… je…

Soudain, elle tremblait, sanglotait…

― Tu ne m’avais jamais traitée ainsi ! Tu m’as appris à réfléchir et à…

― Mais tu ne réfléchis pas ! Si tu te donnais la peine de le faire ne fût-ce qu’une seconde, tu te poserais des questions sur DeVereaux ! Tu demanderais à rencontrer ses parents, tu chercherais des preuves de ce qu’il prétend être ! Tu t’efforcerais de savoir d’où il vient !

― Papa, tu t’exprimes comme un benêt arrogant ! Mais écoute-toi donc ! Tu m’as dit qu’ici c’étaient les États-Unis d’Amérique !

Dans ce pays, on ne fait ni la révérence à des rois et à des reines, ni de courbettes à des altesses. Un homme peut y forger sa propre destinée…

― … et les filles sottes s’y pâment devant d’énigmatiques hommes aux titres ronflants !

― Je ne suis pas sotte, papa. Je ne me suis jamais pâmée devant quiconque et les titres ne m’ont jamais impressionnée. Pourquoi serait-ce le cas ? Après tout, on appelle mon père le baron du Bayou, et ça me suffit.

Magdalena venait de s’exprimer sur un ton primesautier. Elle redevint sérieuse.

― Tu ne connais pas DeVereaux, papa. Alec est si clair, si net !

Il a ouvert pour moi une porte sur le monde. Il me permet de voir très loin, m’aide à comprendre l’Histoire, les événements passés et à venir… et je suis amoureuse de lui parce qu’il…

― Non, Magdalena !

― Si. Je suis amoureuse de lui parce qu’il est brave, infiniment sérieux quand il le faut et fier, tendre…

― Il fait ce qu’il faut pour te séduire.

― C’est un honnête homme, papa. Il souhaite m’épouser.

― Jamais ! cria Jason. Jamais, m’entends-tu ? Jamais !

Il marqua un temps, puis appela :

― Tyrone ? Accompagnez ma fille jusqu’à sa chambre. Et qu’elle n’en sorte pas !

Le serviteur qui allait et venait dans le vestibule sans perdre un mot de la dispute était un Noir extraordinaire, né dans le bayou, et affranchi. Ses parents avaient émigré des îles, et ses ancêtres étaient originaires du sud de l’Afrique. Il mesurait près de deux mètres et, de la tête aux pieds, n’était qu’une masse compacte de muscles luisants.

Il s’approcha de Magdalena, l’air triste.

― Je suis désolé, mademoiselle.

La jeune fille regarda le beau visage à l’expression navrée du bras droit de son père. Le seul défaut de Tyrone, estimait-elle, était son absolue loyauté envers Jason Montgomery. Si elle se rebellait, il la porterait jusqu’à sa chambre.

Elle se retourna vers son père sans parvenir à croire qu’il puisse se montrer aussi intransigeant, aussi haineux vis-à-vis de l’homme qu’elle aimait.

― Pas de rois, pas de reines, père ! Nul devoir d’obéissance à des hommes ou des femmes qui se piqueraient de nous donner des ordres ! Ici, c’est l’Amérique. Personne ne me fera baisser la tête.

Cela dit, elle pivota sur ses talons et se dirigea vers l’escalier d’une démarche empreinte d’orgueil, suivie de Tyrone.

― Magdalena ! la rappela Jason.

Jason Montgomery… Elle le considérait comme son meilleur, son plus cher ami.

Elle se retourna.

― Et l’amour, ma chérie, qu’en fais-tu ? N’accepterais-tu pas de te soumettre à la volonté d’un père si elle n’a que l’amour pour origine ?

― Je t’aimerai aussi longtemps que je vivrai, papa, mais il existe des amours autres que l’amour filial. Et c’est pour ces amours-là que je dois te défier.

― D’ici à deux mois, tu seras mariée à Robert Canady.

― Non, père.

― Si, mon enfant.

Magdalena releva un sourcil avec élégance.

― Comptes-tu m’enfermer dans ma chambre jusque-là ?

― Ma fille, aussi sûr que chaque soir tomberont les ténèbres, je le ferai, je te le jure !

Magdalena continua à fixer son père, implacablement digne.

― Ne m’appelle plus « ma fille », lâcha-t-elle à mi-voix avant de recommencer à gravir les marches.

Cette fois, elle ne regarda pas derrière elle. Il lui semblait que son cœur se fissurait. Elle aimait tant son père… cet homme grand et mince à la barbe poivre et sel… Il avait toujours été là pour elle, la grondant parfois mais la plupart du temps gentil, adorant son domaine et ses livres plus encore, consacrant des heures et des heures à l’étude. Des amis lui rendaient souvent visite, certains d’entre eux amusants, d’autres carrément excentriques, et il s’enfermait avec eux dans la bibliothèque. Tous ces personnages étaient aimables avec Magdalena, et enclins à l’étudier comme ils étudiaient les vieux documents. Depuis toujours, ils lui prodiguaient de la chaleur humaine, peut-être par mimétisme avec l’adoration que lui vouait son père. Celui-ci et ses amis l’avaient encouragée à apprendre à réfléchir, à décider par elle-même.

Et voilà que tout à coup elle se sentait au bord des larmes.

Les autres pères choisissaient les maris de leurs filles, mais pas Jason ! Pas cet homme qui depuis qu’elle était enfant agissait à la fois comme un parent et un ami. Pas celui qui représentait tout pour elle !

Comment se faisait-il que soudain il ne comprît plus ? Lui-même avait connu l’amour, autrefois. Il lui avait si souvent parlé de sa mère… Avec tant d’intensité et de passion qu’elle parvenait à restituer le passé. Jason avait adoré Marie d’Arbanville, une Française, une vraie Parisienne. Il l’avait enlevée et amenée chez lui, pour l’installer à La Nouvelle-Orléans. Sans doute avait-il élu cette ville, supposait Magdalena, parce que la jeune épousée s’y sentirait presque chez elle.

Tout cela semblait n’avoir plus d’importance, désormais. Si Jason avait aimé, il l’avait oublié.

Comme elle-même oubliait avoir eu un penchant pour Robert Canady… Le cœur battant soudain à tout rompre, elle songea à ce bel homme, un jeune veuf doté d’une moustache blonde, d’une chevelure rousse bouclée et de sublimes yeux bleus. Charmant, réfléchi, parfois trop sérieux, elle l’aimait beaucoup. Elle l’avait presque aimé tout court et aurait pu l’épouser. Celui auquel l’avait promise son père aurait été son mari sans qu’elle en souffrît, si un autre n’avait pas surgi dans sa vie.

Oui, elle serait devenue Mme Canady.

Mais il n’en était plus question maintenant.

Alec DeVereaux l’avait émue, remuée jusqu’au plus profond d’elle-même en lui murmurant à l’oreille. Il l’avait bouleversée avec la sensualité de son regard, lui avait fait entrevoir un amour qui la transporterait.

Depuis son arrivée à La Nouvelle-Orléans, depuis qu’ils avaient dansé ensemble au bal du gouverneur, ri, plaisanté, badiné, elle savait qu’il n’y aurait que lui dans sa vie.

Personne d’autre n’avait ces prunelles de feu, cette capacité à lui chuchoter des mots qui l’embrasaient, lui donnaient si faim de lui.

Tremblante, elle entra dans sa chambre, referma la porte et s’y adossa. Elle avait dit à Alec qu’elle le rejoindrait ce soir, qu’elle traverserait le bayou, courrait si vite vers lui dans la nuit qu’elle volerait presque.

Elle irait le retrouver comme promis.

Son regard balaya la pièce, s’arrêta sur le balcon. Il fallait se hâter.

Ouvrant son lit, elle créa sous les draps une forme humaine avec les oreillers et les couvertures, puis revint vers la porte sur la pointe des pieds pour écouter. Elle perçut un léger mouvement : Tyrone s’appuyait au mur, dans le couloir. Sans doute allait-il rester là toute la nuit pour la garder.

Elle décrocha sa cape de velours de la patère puis se dirigea sans bruit vers la porte-fenêtre donnant sur le balcon.

« Magdalena ! »

Elle se figea… c’était comme si Alec avait chuchoté son prénom d’une voix enrouée de désir, comme s’il se trouvait tout près d’elle et l’appelait.

La brise nocturne souleva sa chevelure et la soie bleue de sa robe.

« J’arrive, mon amour. »

Elle se pencha par-dessus la rambarde de fer forgé du balcon et attrapa l’une des branches d’un vieux chêne, celle qui lui avait si souvent servi quand, enfant, elle s’échappait pendant la nuit. Eh bien, elle allait à nouveau l’utiliser.

C’est sans difficulté qu’elle descendit le long du vénérable arbre puis sauta par terre. Par la fenêtre du salon elle aperçut son père assis devant la cheminée, tête penchée en avant, épaules voûtées ; il était manifestement malheureux. Cela lui fit mal : elle l’aimait tant. Mais…

« Mon amour… Mon amour… »

Le murmure, de nouveau. Comme une caresse dans son esprit.

Elle tourna le dos à la maison et se hâta en silence vers les écuries. Une fois à l’intérieur, elle sella Démon, son étalon favori, et le sortit de son box en le tenant par la bride.

Les nuages se dissipèrent. La lune était pleine, ce soir. Elle montait doucement dans le ciel de velours noir, légèrement voilée d’une brume rougeâtre presque irréelle. Peut-être le signe annonciateur d’une tempête, mais le spectacle était superbe. Un peu effrayant aussi : on eût dit la lune baignée de sang.

À bonne distance de chez elle, Magdalena se raisonna : aucune peur ne pouvait altérer son amour. Dès qu’il aurait compris à quel point elle aimait Alec et appris qu’elle avait compromis son honneur avec lui, son père serait condamné à se résigner. Il accepterait leur mariage.

Elle se mit en selle puis poussa Démon au galop à travers champs. À l’approche des marécages, elle le remit au trot, veillant à ce qu’il suive bien la rive. Elle connaissait parfaitement le chemin à emprunter. Le bayou près duquel elle était née n’avait pas de secrets pour elle et ne l’effrayait pas. Elle ne craignait pas davantage les créatures nocturnes.

Alors que Démon paraissait trotter sur des sabots ailés, Magdalena avait l’impression d’être guidée par la lune rouge. Elle se désolait encore pour son père en atteignant Stone Manor, la vieille demeure acquise par Alec à son arrivée à La Nouvelle-Orléans. Dans l’éclat rougeâtre de la lune, la maison semblait incandescente. Les hautes colonnes du perron, d’ordinaire blanches, étaient cramoisies, striées de traînées couleur de sang. La fumée qui s’échappait de la cheminée était constellée d’étincelles écarlates.

Il l’attendait…

Oui, il l’attendait…

Debout devant la fenêtre de sa chambre, Alec DeVereaux éprouva une soudaine impatience qui rigidifia son corps. Puis il frissonna et se mit à transpirer.

Cela faisait une éternité qu’il l’attendait. Il avait su qu’il l’aimerait à la seconde où il l’avait vue, alors qu’elle riait loin de lui, à l’autre bout de la salle de bal. Plus tard dans la soirée, il avait posé ses mains sur elle, la tenant contre lui pendant qu’ils dansaient, et il avait eu envie d’elle. Follement, passionnément. Un besoin si ardent qu’il excédait le simple désir.

Oui, il avait eu envie d’elle, au point de passer des nuits blanches. Il aurait pu la prendre, la posséder tout de suite : il était devenu maître dans l’art de la séduction.

Mais il fallait au préalable qu’elle lui rende son amour. Alors il avait attendu. Jusqu’à ce soir. Ce soir, enfin !

Elle arrivait. Voilà qu’elle apparaissait dans le clair de lune, chevauchant Démon, son étalon couleur de ténèbres. Elle levait les yeux vers la maison et il brûlait d’impatience de caresser son visage.

Le cheval noir traversa la pelouse trop haute, galopant droit vers la bâtisse. Fasciné, Alec ne la quitta pas du regard quand elle mit pied à terre. Il l’entendit parler à Thomas, sous la véranda, puis perçut le son léger de ses pas lorsqu’elle gravit l’escalier.

Quand il ouvrit la porte de sa chambre, elle était là. Il leva la main pour la toucher et repoussa sa capuche, dévoilant sa chevelure.

― Tu es venue… murmura-t-il en reculant.

Il l’entraîna dans son domaine. Sa main dans la sienne lui semblait si petite, délicate, élégante.

Il lui retira sa cape qu’il laissa choir sur le parquet et dévora Magdalena du regard, détaillant sa silhouette svelte, la finesse de son cou, la naissance de ses seins, la grâce de ses mouvements quand elle pivota pour se diriger vers les flammes qui s’élevaient dans la cheminée de marbre.

Elle tendit les mains vers la source de chaleur. Il la rejoignit et la prit par les épaules, en un geste à la fois possessif et tendre. Le parfum de sa chevelure le grisait.

― Où ton père pense-t-il que tu es ?

― Au lit, profondément endormie.

Il distingua la veine qui palpitait sur sa gorge ; il l’effleura d’un baiser.

Elle se retourna prestement vers lui.

― Alec, je ne pouvais lui mentir plus longtemps ! s’exclama-t-elle avec fougue. Nous nous sommes disputés et…

― C’est bien.

― Je lui ai dit que nous voulions nous marier.

― J’en suis heureux, ma beauté.

Elle soupira puis l’entoura de ses bras.

― Il doit s’incliner. Parce que je t’aime.

― Vraiment ? Es-tu sûre de m’aimer ? Tu n’imagines pas combien cela compte pour moi. Tu ne peux pas en avoir la moindre idée.

Désorientée comme il lui arrivait parfois de l’être avec Alec, elle s’écarta de lui et le regarda. Mon Dieu ! quel homme extraordinaire ! Haute stature, impressionnante carrure, taille fine et hanches étroites, cheveux aile de corbeau, yeux de jais, mâchoire volontaire… Toutes les femmes qui avaient dansé avec lui en Louisiane le considéraient comme le plus dangereux séducteur qu’elles eussent jamais vu.

Son père avait dit vrai : elle en savait peu sur lui, seulement ce qu’il lui avait dit, une grande partie de sa famille avait péri lors de la Révolution française, mais certains membres en avaient réchappé, bravant la menace de la guillotine. Lui-même avait participé à la bataille de La Nouvelle-Orléans. Il n’était qu’un gamin à l’époque, un fuyard à la solde du pirate Jean Lafitte. Il avait beaucoup voyagé, s’était battu en duel à l’épée et au pistolet, gagnant une réputation de tireur d’élite.

Pour Magdalena, tout ce qu’il était, tout ce qu’il avait accompli faisait de lui un homme magnifique.

Il s’éloigna tout à coup d’elle pour se diriger vers une petite table sur laquelle se trouvaient une bouteille de vin et deux verres. Il les remplit, lui tournant le dos.

Elle en profita pour examiner la chambre, son domaine privé.

La courtepointe de satin noir avait été repoussée au pied du lit. Sa couleur contrastait avec le blanc immaculé des draps. Plusieurs oreillers jonchaient la partie haute de la couche. Dans un seau d’argent sur la table de nuit refroidissait une bouteille. Du champagne, supposa Magdalena. Du champagne français.

Il n’essayait pas de lui cacher pourquoi il lui avait demandé de venir : il portait une robe d’intérieur noire serrée à la taille d’un lien de satin rouge. Elle doutait qu’il eût gardé d’autres vêtements dessous. Toutefois, il se maintenait à bonne distance d’elle…

― Peut-être ton père a-t-il raison, Magdalena… Peut-être ne devrais-tu pas m’aimer.

― Toi, m’aimes-tu ? chuchota-t-elle.

Il se retourna et déclara d’un ton empreint de solennité :

― Je t’aime de tout mon cœur. Je t’aimerai toute… Non, je t’aimerai éternellement.

― Dans ce cas, rien ne pourrait m’empêcher de t’aimer.

― Eh bien… Et si j’étais un monstre ?

― Parce que tu es français ?

Il eut un petit sourire et elle se sentit fondre.

― Non, Magdalena. Parce que je suis un être des ténèbres. J’erre dans la nuit… J’ai déjà tué…

― Maints hommes ont déjà tué ! coupa-t-elle.

De nouveau, il eut ce sourire ambigu. Ses yeux étaient dardés dans ceux de Magdalena, qui avait l’impression que le feu qui en émanait la brûlait jusqu’au fond de l’âme et portait son sang à l’ébullition. Elle se sentait vulnérable, affamée et… délectable.

Elle voulait cet homme comme jamais elle n’avait rien voulu de toute son existence et le désirait si ardemment qu’elle en avait mal. Il fallait qu’il la touche, pose ses mains sur son corps, ses lèvres sur les siennes, puis qu’il embrasse jusqu’à la plus infime parcelle de sa peau. Elle le voulait en elle, ne plus faire qu’un avec lui.

Elle respirait avec peine. Du bout de la langue, elle s’humecta les lèvres. Comme animés d’une volonté propre, ses doigts montèrent vers les boutons de sa robe et commencèrent à les détacher.

― Ma belle amie… Ma petite chérie… susurra Alec.

Un souffle qui se mua en léger son flotta dans l’air puis se posa sur Magdalena et l’enveloppa, brume rougie par le reflet des flammes, blanchie par instants, au gré du clair de lune.

― Tu serais bien incapable de voir le Mal s’il se dressait en face de toi… ajouta Alec dans un chuchotis.

― Je sais qu’il n’y a pas de mal en toi.

Bouton après bouton, elle se délivra de son corsage, puis laissa tomber le vêtement de brocart sur le sol.

Frissonnante, en corset et jupon, elle resta debout devant Alec. La brume rouge agissait sur elle comme un baume apaisant. Elle avait l’impression de l’entendre murmurer et éprouvait le besoin de la sentir courir sur sa peau, tout comme elle avait besoin du regard d’Alec sur elle.

« Tu ne réfléchis pas », lui avait dit son père.

En effet, elle ne réfléchissait pas, mais elle n’avait pas pour autant perdu sa capacité d’analyse : Alec lui semblait bien étrange, ce soir, comme tenté de la repousser. Pourtant, cela ne la gênait pas. Elle connaissait la différence entre le Bien et le Mal et, Dieu lui vienne en aide, elle aspirait au Mal. Aimer à ce point pouvait-il être mal ? se demandait-elle tout de même.

Alec traversa la pièce et vint placer un calice d’argent rempli de vin entre ses doigts. Qu’il soit soudain si près d’elle lui permit de lire un infini tourment dans ses yeux, mais aussi une passion dévorante. Il baissa la tête et une mèche sombre tomba sur son front. Les yeux rivés aux siens, elle porta la coupe à ses lèvres et but. La brise enfla soudain, formant dans la pièce des spirales écarlates, des vagues rouges.

― Que se passerait-il si j’étais le Mal incarné, Magdalena ?

― Tu ne l’es pas.

― Je n’ai jamais voulu l’être.

La brume s’éleva. Le calice avait disparu de sa main, constata-t-elle. Elle ne se rappelait pas l’avoir posé sur la table, pas plus qu’elle ne se rappelait s’être défaite de ses sous-vêtements… Elle cilla en se rendant compte de sa nudité. Seuls les lambeaux de brume l’habillaient de voiles mouvants et vaporeux.

Il tendit les mains vers elle, sans détacher son regard couleur de nuit du sien.

Elle désirait cet homme depuis le premier instant, mais ignorait d’où lui venait cette folle attirance. Maintenant, elle savait.

Un corps de dieu grec, aux muscles durs sous une peau de satin, des épaules d’athlète… et un sexe dressé, frémissant, symbole de la virilité absolue… qu’elle ne parvenait plus à quitter des yeux alors que la brise s’amplifiait encore.

― Cela m’est égal, ce que tu peux être ! Cela m’est égal !

― Je pourrais te faire souffrir.

― J’ai déjà l’impression d’être au bord de l’agonie…

Elle était sincère. Il lui semblait ne pas pouvoir en supporter davantage. L’attente devenait au-dessus de ses forces, elle la vivait comme un supplice.

Se jetant dans les bras d’Alec, elle l’étreignit et pressa sa bouche contre la sienne. Jusque-là, elle avait donné si peu de baisers… cependant, elle en était assez experte pour forcer des lèvres réticentes, faire naître l’excitation du bout de la langue.

Il la souleva dans ses bras en sachant qu’il venait de perdre le combat qu’il livrait contre lui-même.

Il lui rendit son baiser, fouillant sa bouche avec fièvre, autorisant toutes les ardeurs à sa langue, jusqu’à ce qu’il ait fait du feu qui couvait dans le corps de Magdalena un brasier que lui seul éteindrait. Puis il avança vers le lit et, alors qu’il la portait, elle songea qu’il se mouvait dans un silence absolu, comme la nuit lorsqu’elle tombe, douceur sombre et veloutée.

Il la déposa sur les draps. Sous son dos, elle sentait leur fraîcheur et sur son ventre la chaleur du corps ensorcelant de cet homme. Elle baissa les paupières quand il posa les mains sur elle, quand ses doigts se livrèrent sur sa peau à une danse érotique qui lui arracha de petits cris. La moiteur qui s’échappait d’elle, telle une sève, attisait le désir d’Alec, elle s’en rendait compte. Son sexe se pressait contre son ventre palpitant. Elle entendait son cœur battre si fort qu’elle le croyait sur le point de se briser et celui d’Alec lui faisait écho. La brume rouge les effleurait, ondoyait autour d’eux. Les seins douloureux, durcis, Magdalena oscillait avec délices sous les coups de langue et les petites morsures que leur infligeait Alec.

Elle s’arqua lorsqu’il insinua ses doigts en elle. Il avait basculé sur le côté et se tenait plaqué contre son flanc, en appui sur un coude. Sa paume caressait son mont de Vénus, déclenchant des sensations ensorcelantes. Les jambes ouvertes, elle lui offrait son intimité sans retenue, ahanant à chaque vague de plaisir, des vagues qui la submergeaient, refluaient et se renouvelaient sans cesse.

― Peux-tu m’aimer ? Peux-tu aimer une bête ? lui demanda-t-il soudain.

Elle dut attendre que cède le raz-de-marée de la jouissance, qu’il la dépose sur une plage calme, avant de répondre :

― Ô mon Dieu, mais pourquoi ne me crois-tu pas ? Je t’aime ! Je n’aime pas une bête, mais un homme ! Un homme qui sait me faire rire, me fait me sentir vivante et avide de désir à un point que j’ignorais qu’il pût être atteint ! J’aime un homme qui a eu une existence riche, qui s’est battu, qui a appris. Un homme qui commande, écoute, qui est fort et tendre. Je t’aime, Alec.

Pourquoi lui posait-il ces questions ? Magdalena ne comprenait pas. Elle le voulait, voulait de la brume rouge et que soit tenue la promesse de l’extase qu’il lui avait fait entrevoir.

Elle aspirait à le serrer dans ses bras, à chasser la douleur qu’elle lisait dans ses yeux, à lui assurer que…

― Une bête, répéta-t-il. Je ne sais même pas si Dieu se souvient que j’existe.

Elle attira son visage vers le sien, chercha sa bouche et le fit taire d’un baiser enfiévré. Puis elle amena sa main sous son sein gauche, pour que la communion entre leurs deux cœurs s’intensifie.

― Dieu a appris l’amour aux humains, et je t’aime. Il n’existe aucun mal que je ne puisse anéantir.

― Magdalena…

― Une bête… Pourquoi donc te qualifies-tu de bête ?

― Un vampire, assena avec autorité Charles Godwin, le professeur d’allemand.

Il était venu ce soir-là à la Maison Montgomery avec Gene Courtemanch, le vieux médecin créole, et le jeune Robert Canady, qui aimait follement la superbe fille de Jason Montgomery. Pour Canady, tout cela était nouveau, et il écoutait avec scepticisme. Dans le passé, les puissances des ténèbres avaient torturé Godwin et Courtemanch. Des années auparavant, ils avaient organisé une milice de surveillance avec Jason Montgomery. La belle Marie Laveau était morte depuis longtemps, mais les forces occultes demeuraient, et cela ne changerait jamais. Magdalena avait toujours été en danger.

― Oui, un vampire, c’est ce que je crois, dit Jason d’un ton empreint de douleur.

Il avait envoyé chercher ses amis dès que Magdalena s’était retirée dans sa chambre. Sachant que le Mal rôdait, il n’avait jamais relâché sa vigilance et, avec le concours de Godwin et Courtemanch, restait sur le qui-vive en permanence. Tous trois avaient prié pour que rien n’advienne, et voilà que maintenant, hélas ! leurs pires craintes s’avéraient.

― Nous devons le trouver dès l’aube, dit Courtemanch. Ainsi, peut-être étalerons-nous la vérité au grand jour.

― Messieurs, lança fermement Robert Canady, je ne peux cautionner l’action inconsidérée et folle que vous projetez ! Nous serons tous pendus haut et court ! Même si je suis prêt à donner ma vie pour votre fille, Jason, je préférerais que mon sacrifice serve à quelque chose ! Le comte est un nouvel arrivant. Il est mystérieux, dites-vous. Soit. Mais il s’est conduit jusqu’ici en parfait gentilhomme et…

― Seriez-vous sot, jeune homme ? rugit Godwin.

L’homme à la moustache et aux cheveux blancs éructait de fureur.

― Ce comte vous arrache la femme que vous aimez ! ajouta-t-il.

Robert laissa échapper un lourd soupir.

― J’aime Magdalena, oui, Dieu m’en est témoin. Mais je ne puis assassiner un homme parce que lui aussi l’aime, et que cet amour semble payé de retour.

― Ne comprenez-vous donc pas… commençait Jason quand des pas lourds et précipités résonnèrent dans l’escalier.

Tyrone fit irruption dans le salon.

― Monsieur Montgomery ! Monsieur Montgomery ! Elle s’est jouée de nous !

― Comment cela, elle s’est jouée de nous ?

― La forme couchée dans son lit, ce sont ses oreillers et ses couvertures… Elle, elle est partie.

― Quoi ? Partie ?

― On y va ! hurla Godwin. Tyrone, il faut y aller. Apporte les épées, les pieux, vite ! Avec l’aide de Dieu, nous arriverons à temps !

― Messieurs, intervint de nouveau Canady, même si elle a choisi cet homme, nous ne pouvons commettre un assassinat ! Personne ne semblait l’entendre, constata-t-il avec horreur.

Ces trois vieux fous ne se rendaient-ils donc pas compte de la monstruosité qu’ils s’apprêtaient à commettre ? S’il en était un parmi eux qui se sentait atrocement trahi, c’était lui ! Il aimait Magdalena, elle devait devenir sa femme et il souffrait comme un damné.

Mais elle lui préférait le Français. Elle aimait le Français !

― Sacrebleu, Robert, vous ne voyez donc rien ?

― J’entends délirer de vieux messieurs qui…

― Ce que vous devez voir, c’est la lune, la brume rouge ! Avez-vous levé les yeux ? Le ciel pleure des larmes de sang, mais vous ne comprenez rien !

― Vous le devriez pourtant, assena Godwin.

― Oh oui ! Pour l’amour du Ciel, vous le devriez, renchérit Courtemanch.

― Il est… commença Jason.

― … un vampire, acheva Courtemanch. Au nom de tous les saints, entendez-moi ! L’amant de Magdalena est un vampire !

Son amant se dressa au-dessus d’elle, tellement beau, tellement puissant, viril… Dans ses prunelles couleur de nuit luisait un étrange feu.

― Un vampire, chuchota-t-il.

Magdalena sourit, puis secoua la tête.

― Non. Quelqu’un t’a amené à croire que tu étais le Mal.

― Je suis une créature des ténèbres.

Elle se sentit trembler : Alec la regardait avec tant de gravité…

― Peut-être l’amour pourrait-il me libérer. C’est ce que dit la légende, c’est ce qui est gravé sur une très ancienne pierre tombale, celle de la sépulture d’une créature comme moi… Or, je t’aime de tout mon être. J’ai patienté un siècle avant d’entendre ton doux murmure, avant de goûter ce bonheur. Mais j’ai si peur que la légende ne soit qu’un mensonge ! J’ai si peur de te faire souffrir !

Magdalena s’assit et posa l’index en travers des lèvres de son bien-aimé.

― Cesse de dire des sottises. Tu ne peux pas être le Mal, tu ne le peux pas ! D’ailleurs, c’est bien simple, je ne le croirai jamais.

Elle le poussa sur le côté, se mit à genoux sur le lit et se pressa contre son torse, lui dévora le visage de baisers, la gorge, la poitrine. Du bout des doigts, elle caressa sa peau satinée… jusqu’à ce qu’il geigne et l’étreigne de toutes ses forces.

― Magdalena, je suis porteur du feu de l’enfer, de la damnation…

― Eh bien, donne-les-moi, mon amour, parce que je ne te quitterai pas. Personne ne m’enlèvera à toi. Peu m’importe ce qu’il adviendra…

C’était vrai. Peu lui importait. Le monde n’existait plus pour elle. Il se limitait à Alec, à l’univers de sensualité dont il lui avait ouvert la divine porte.

― Embrasse-moi, murmura-t-elle.

Il obéit avec avidité, fouillant la chevelure de Magdalena de ses doigts fébriles, puis sa bouche se détacha de celle de la jeune femme pour glisser vers sa gorge.

Magdalena se sentait monter vers l’extase et brûlait de découvrir l’instant magique quand elle sursauta légèrement, étonnée : elle percevait le contact des dents d’Alec sur son cou.

Une sensation de piqûre… Une infime et brève douleur…

Un spasme de plaisir d’une puissance inouïe se confondit avec la douleur. Son corps tout entier vibrait, chaviré de bonheur. La jouissance… c’était donc cela…

Elle ouvrit les yeux et regarda par la fenêtre les cieux de velours noir sur lesquels passaient de translucides nuages rouges.

Tout à coup, elle crut voir des étoiles filantes, des comètes… puis tout devint sombre. Le phénomène ne dura que quelques secondes. Les étoiles revinrent et, avec elles, la jouissance et cette douleur… cette si délicieuse douleur…

Alec était en elle, possédait sa chair et son âme. Buvait son sang, sa vie. Il lui avait dit être un vampire.

Un vampire…

Elle sut soudain que si elle touchait sa gorge, ses doigts seraient maculés de sang. Cependant, il n’était pas le Mal ! Son cœur se refusait à le croire. Si Alec avait dit vrai, elle n’aurait pas éprouvé une telle exaltation des sens.

Il lui sembla qu’elle allait mourir de plaisir.

― Je t’aime, Alec.

Il releva la tête, la fixa de ses yeux d’ébène polie animés d’une lueur incandescente. Éperdue de bonheur, elle détailla son visage si parfait, commença à répondre au sourire qui naissait sur ses lèvres, un sourire tellement empreint d’érotisme…

Soudain, il s’effondra sur elle.

Pourquoi Alec était-il tout à coup immobile, lourd ?

Magdalena le repoussa doucement mais il ne bougea pas et resta allongé, face contre le matelas.

Elle découvrit alors le pieu enfoncé dans son dos, tellement profondément que la pointe devait sortir de sa poitrine.

Un éclair d’acier s’éleva puis s’abattit sur sa nuque, là où elle aimait tant nouer ses doigts… Avec un bruit sourd, le corps d’Alec tomba sur le parquet.

― Vampire ! hurla quelqu’un.

Magdalena hurla en retour, un cri venu du fond de ses entrailles. La lame frappait et frappait encore…

Seigneur ! Ils le décapitaient !

Instinctivement, elle ferma les yeux. Le sang d’Alec coulait sur elle, chaud, épais. Elle recommença à crier.

On écarta le corps d’elle. Instantanément, elle rampa jusqu’à la tête du lit et se recroquevilla contre le bois, incrédule, en hurlant comme une possédée. Son père ! C’était son père qui était là ! Accompagné de ses amis, le frêle Courtemanch et Godwin aux cheveux de neige… Robert Canady se trouvait là aussi. L’air grave, triste, la fixant d’un regard débordant d’amour, il vint vers elle, bras ouverts.

Un cauchemar. Bien sûr, il s’agissait de cela. Elle ne pouvait être en train de vivre cette abomination.

Mais alors, comment se faisait-il que le sang de son amant coulât sur elle, se mêlant au sien qui s’échappait de sa gorge ? Peut-être la scène à laquelle elle assistait était-elle trop horrible pour atteindre sa conscience… Elle rêvait.

Pourtant, le sang… Il existait vraiment.

Mon Dieu ! La mort d’Alec était réelle.

Robert l’enveloppa de ses bras, la serra contre lui en prononçant son prénom comme une litanie. Magdalena avait froid, tremblait, mais ne voulait pas de son réconfort. Elle voulait continuer à hurler.

Robert resserra son étreinte.

― Maintenant, elle est un vampire elle aussi ! s’exclama Godwin, les mains toujours crispées sur son épée.

― Laissez-la tranquille ! ordonna Robert. Au nom du Ciel, souhaitez-vous lui faire encore plus de mal ?

Sa voix était un grondement féroce, autoritaire.

― Elle est ma fille, elle est vivante et elle n’est pas un vampire ! rétorqua Jason. Je peux l’aider ! La soulager !

La… soulager ?

Non. Rien ni personne ne la soulagerait, songea Magdalena dans un éclair de lucidité. Après cette nuit, plus rien ne serait jamais pareil. Elle avait connu l’amour, et voilà que ces hommes qualifiaient son amant de monstre. Son Alec, qui gisait inerte à quelques mètres d’elle, couvert de sang, la tête coupée. Et Courtemanch comme Godwin voulaient se servir du pieu et de l’épée contre elle.

Cela lui importait-il ? Elle n’en savait trop rien. Elle avait vécu des moments tellement magiques… et celui qui avait créé la magie était mort.

Qu’ils la tuent ! La vie ne l’intéressait plus.

D’ailleurs, elle la fuyait, cette vie : elle s’en allait avec son sang qui coulait de son cou. Elle se sentait devenir de plus en plus faible et aspirait à la mort pour être délivrée de cette agonie du cœur bien pire que tous les châtiments corporels.

Elle essaya de se libérer des bras de Robert, de s’approcher une dernière fois de son aimé, mais son père s’interposa.

― Non, Magdalena. Ne regarde pas.

Mais elle regarda quand même. Mon Dieu ! Le corps d’Alec…

il avait disparu. Il n’y avait plus de corps, plus de sang. Là où était étendu son amant quelques instants plus tôt, le parquet semblait s’être consumé ; ne restaient que des cendres formant le dessin d’une silhouette humaine.

Magdalena se remit à hurler.

Puis, peu à peu, son cri s’amenuisa, s’éteignit, emportant le monde avec lui.

― Elle est morte ! Elle va devenir l’une de ces créatures ! assena Godwin.

― Mais non ! Elle dort, corrigea Jason.

― Oui, du sommeil de la mort.

― Elle dort ! tonna Robert Canady.

― Le sommeil de la vie, assura Jason. Elle est mon enfant, ma chair, mon sang et je la sauverai, dit-il en prenant sa fille dans ses bras.

Il l’emporta, l’éloignant de tous, même de Robert et sortit du manoir blanc que l’étrange clair de lune teintait de rouge. Il trébucha, faillit tomber, se rattrapa et reprit sa marche. La couleur rouge de la lune semblait se dissiper. Il leva les yeux et se rendit compte que le ciel pâlissait. L’aube pointait.

Le soleil ! La lumière du jour revenait !

Il se mit à courir, portant toujours sa fille.

Magdalena était étendue dans un monde déroutant, fait de glace et de ténèbres. Il fallait qu’elle s’efforce de chasser la sensation de froid, d’obscurité qui l’enveloppait comme un linceul, elle le savait. Des gens l’appelaient, mais leurs voix paraissaient si lointaines… Elle entrevoyait un rayon lumineux, si loin lui aussi… Elle ne pouvait l’atteindre.

On la portait, se rendit-elle compte.

Crier… Courir vers la lumière…

Impossible.

Qu’on la laisse partir ! supplia-t-elle in petto.

Sa prière muette se perdit dans l’immensité des ténèbres, le vide, la solitude… l’univers au-delà de la mort.

De nouveau, elle éprouva une sensation très étrange : elle avait l’impression que le froid ne la fuirait jamais et pourtant, elle percevait comme de la chaleur autour d’elle. Les ténèbres semblaient tout à coup différentes, des ombres grises atténuaient leur noirceur.

Du temps… Elle avait besoin de temps…

Il y eut d’autres ombres, de la lumière, puis il fit encore noir… Les ombres revinrent, alternant sans répit avec la lumière et l’obscurité.

Il y eut les nuits, qui succédèrent aux nuits.

Puis elle sentit les mains de son père et sut qu’il était auprès d’elle. Un liquide chaud coulait dans sa gorge ; peu à peu, elle déglutissait et se ressaisissait. La réalité reprenait ses droits.

Le temps passa. Elle recouvra des forces, parvint à redresser la tête et à serrer la tasse entre ses doigts, à toucher ceux de son père. Elle était couchée dans son lit, dans sa chambre, son domaine apaisant et rassérénant. Les flammes des bougies dansaient doucement devant ses yeux, leur faible lueur ne les blessait pas. Elle buvait, encore et encore, incapable de déterminer ce que son père lui donnait, mais elle se rendait compte que cela l’aidait, l’arrachait au froid qui l’avait paralysée jusqu’aux os.

Enfin, elle reprit ses esprits et posa des questions.

― Qu’est-ce, père ? Que suis-je en train de boire ?

― Du sang, répondit Jason d’un ton égal. Elle renversa la tête sur son oreiller et pleura. Sans larmes.

― Oh ! père, pour l’amour de Dieu…

― Non, ma chérie. Pour l’amour de mon enfant. Chut ! Dors, maintenant.

Elle referma les yeux et s’enfonça dans une détresse pire que la mort. Cependant, comme l’avait ordonné son père, elle s’endormit.

Le cœur lourd, Jason quitta sa chaise et remonta les couvertures sous le menton de sa fille : elle avait tellement besoin de chaleur !

Il descendit au rez-de-chaussée où ses amis l’attendaient et alla s’appuyer au manteau de bois sculpté de la cheminée : il éprouvait le besoin de se soutenir à quelque chose pour supporter les regards inquisiteurs de ses amis.

C’est soigneusement qu’il choisit ses mots avant de les prononcer.

― Je crois qu’elle va vivre.

Il s’interrompit, hésitant. Mon Dieu ! Pourvu qu’il prononce les bonnes paroles…

― … elle va vivre, et je pense qu’elle va avoir un enfant.

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