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“Je suis la pierre, et cette fois-ci, cette fois uniquement, c’est un soulagement.
Ne pas bouger, ne pas se débattre, accueillir l’orage comme un vieil ami, ressentir les caresses de la créature, l’appeler mentalement pour qu’elle rapproche et garder l’étreinte du vent pour seul souvenir: tout cela m’apaise. Je prendrais toute la chaleur qui veut venir, tous les pavots du diable, toutes les ronces, les fleurs de mûrier, les icônes bleutées et les baisers mouillés du vin. Je me laisserai voler s’il le faut. Il faut juste que ça cesse. J’accepterai d’être hantée, sans doute l’ai-je mérité de bien des façons, mais je ne souhaite plus voir les autres se détruire … et je ne peux plus les détruire non plus.
-Tu guériras, m'assènes le vent de mes souvenirs. Il faut que tu guérisses, que tu reviennes à toi-même.
Les mains squelettiques de mon nouveau compagnon se posent sur mes yeux, comme pour m'encourager à dormir paisiblement.
Soudain, je ne suis plus seulement la pierre, mais aussi l’eau. Je sens la colère de la rivière ressuscitée. Je la force à dévier de sa trajectoire, à quitter la rivière de rochers de Rocagne pour rejoindre mon tombeau de la vallée morte. L’eau envahit la cuve affamée en un brutal raz de marée. Elle inonde mon socle, noie les fleurs de mon culte et décolle la statue de son éternelle montagne. Je suis la pierre, je suis l’eau, je suis moi … je peux enfin rouvrir les yeux.
Flottant calmement sur ce lac nouveau, je contemple le ciel parfaitement gris au-dessus de moi. Je suis immortelle et tranquille, livre pour de bon. Pour la première fois de mon exil, je n’appelle plus l’aube de mes vœux. Que la réalité prenne tout son temps, je préférerais rester dans ma prison de pierre pendant mille ans plutôt que de la rejoindre encore.”
Afficher en entier“Mes pas s’enfoncent lentement dans la neige à demi fondue par la proximité des berges. Je ne m’inquiète pas d’être surprise par l’obscurité, pas plus que de subir le même sort que Lucette … Au fond, cette partie de l’histoire a toujours été limpide. Mes jambes épousent l’eau soyeuse en une suite de frissons. Je m’abandonne au reste de son étreinte avec confiance et me laisse entourer de reflets de crépuscule, la tête vissée au ciel. Mon souffle s’allonge. Mes tensions s’endorment doucement et je flotte sans mot dire, sans pensées de fantômes ni de feu ni de meurtres. Tout devient possible dans ma nudité et ma liberté. Je me demande un moment si je n’ai pas succombé à la tentation pour reproduire les sensations de mon dernier rêve, mais avant que je puisse répondre à ma propre question, un déclic me fait rouvrir les yeux.”
Afficher en entier“Aucun encens ne brûle autour de mon lit ce soir, pourtant mes narines s’emplissent de son illusion au point de s’en étouffer. La force des souvenirs qui menacent suffit à ressusciter les ombres bleutées d’une cathédrale lointaine, au pays des pleurs et du manque. Je n’ose même pas imaginer dans quel état je me trouverai lorsque nous chercherons activement “la sortie” d’ici quelques instants, me replongeant volontairement dans cette bouillie de feu et d’azur que j’ai longtemps fuie. Tanat a proposé de me guider dans une transe hypnotique pour éviter que je m’épuise encore. Il a ramené ma bougie et finit d’entourer mon corps de bouquets d’herbes piquetés de pavots du diable. Ses lèvres fines prononcent des incantations que je ne parviens pas tout à fait à deviner et qui me glacent d’avance. J’aimerais savoir lui faire entièrement confiance à ce stade de notre relation, m’abandonner pleinement pour ne rien regretter avant ma chute. Malheureusement, l’instinct de l’animal blessé demeure plus fort, plus mordant que jamais.”
Afficher en entier“Comme il tremble encore à l’idée de faire le premier pas, je saisis ses lèvres mouillées.
Sitôt récupérées il faudra que je les garde miennes, tout comme son corps abandonné à mes soins. Un dernier vœu nous est accordé lorsque la rivière cesse son flot et que l’orage nous fige en époux de la vallée.
Maintenant que je suis contre lui, je me moque de demeurer immobile.
Le passage du temps n’aura guère d’importance pour nous deux. Le granit qui nous recouvre peut bien déformer nos apparences, couper nos ailes et boire notre sang. Nos âmes se parlent d’amour sans cesse. Elles dansent dans la forêt, crient, respirent les fleurs semées sous les brindilles. Les années vont couler, et avec elle les siècles, mais nous continuerons de nous étreindre sous notre robe de végétation et de secrets. Qu’importent les interdits et qu’importe la mort pour des statues. Les règles n’ont plus cours là où nous régnons : nous les avons détruites une fois, nous pourrons le faire encore. Et si, par notre faute, le monde s’effondre, tant pis! Ce n’est que le monde.
En vérité, nous nous moquons bien de lui.
Car nous sommes la pierre.
La pierre, à tout jamais.”
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