Extraits

Un indicible trouble saisit fortuitement Céline, un souffle souverain de liberté, qui lui donne une curieuse impression de toute-puissance, alors qu’elle toise la ville à

plusieurs dizaines de mètres de hauteur. Elle frissonne, le temps semble ralentir, l’éternité rayonne dans chaque molécule de son être. Les babillages de ses deux copines se brouillent dans ses oreilles, un état second de béatitude la frappe, qu’elle identifie comme étant un fragment de ce que l’on appelle pompeusement le bonheur. Céline voudrait que ne durent que les moments doux, comme chantait Bashung, et celui-ci en fait partie.

Tandis que l’imprévisible extase mystique décroît en elle, une pulsion lui vient tout à coup. Une idée a brusquement germé dans le bouillonnement de ses synapses. Demain, sur la route du Grand Canyon, elle aura quelque chose à faire… Quelque chose d’important. Et elle s’en réjouit déjà. Mais d’abord, il va falloir retrouver le pays des rêves, ce qui s’annonce assez délicat avec la musique du night-club…

Le lendemain matin, le réveil est un peu compliqué, surtout pour Céline. À six heures et demie, tout le monde sur le pont pour partir vers le Grand Canyon de l’Arizona une heure et demie plus tard. Il serait pas mal d’être arrivées à Williams à l’heure du déjeuner se disent-elles, pour ensuite poser les valises à leur hôtel. D’autant qu’il y a une heure de décalage d’avance en Arizona…

Installée à l’arrière de la Charger, Céline regarde l’écran de son iPhone et le paysage défiler, avec rêverie. Le Grand

Canyon qui se rapproche à chaque tour de roue et à

chaque mesure du Sweet Home Alabama de Lynyrd

Skynyrd joué par la radio, c’est un peu le seuil de sa nouvelle vie qui se dresse devant elle. Une grande aventure qui se profile à l’horizon. Cette nouvelle vie qu’elle voudrait mener sans se laisser corrompre. Elle veut rester elle-même tout en s’ouvrant aux autres, trouver une place plus confortable dans ce monde qui l’héberge, mais ne pas en être l’esclave. Agir, jamais subir, être libre et aimer…

Céline hausse les sourcils, puis les fronce, désarçonnée par cette question quelque peu sibylline. Erika tente de clarifier.

— Non, c’est pas exactement ça, enfin je veux dire… ils sont dans quel mood ? Tu vas trouver que c’est une question con, mais… j’ai du mal à piger pourquoi il y a tant de mecs qui paient pour ça, quoi…

— (soupir) Il y a de tout, tu sais… Des mecs frustrés dans leur couple, qui veulent s’encanailler, des libertins…

Des types déçus par la vie, qu’ont plus envie de s’emmerder avec une relation normale, ou qui vivent une période difficile… Des rupins obsédés qui savent pas quoi faire de leur fric… T’as ceux qui collectionnent les râteaux, ceux qu’ont la flemme de draguer, les coincés qui ont les genoux qui tremblent devant une nana… T’as des veufs, des célibataires hardcore qui comprennent rien aux femmes, qui parfois les méprisent, et veulent garder leur liberté… Le seul truc qu’ils ont tous en commun, c’est le besoin d’une présence féminine. Et la caractéristique la plus répandue, c’est qu’ils sont malheureux…

— Oh, pauvres biquets… raille Tom.

— Ben oui, c’est triste quand même… Enfin, en attendant, c’est ton porte-monnaie qui en profite !

— Eh oui ! Eh oui… dit Céline, en fixant la poivrière avec des yeux ronds.

— Mais attends… Tu me dis qu’il y a des gros timides qui viennent te voir. Tu leur fais pas peur ? demande Erika.

— Non ! J’ai un certain talent pour mettre à l’aise. Je suis assez psychologue…

— Excuse ma curiosité mal placée mais… c’est quoi le truc le plus zarbi que tu aies jamais accepté de faire dans ton job ? Sexuellement, je veux dire… insiste Erika.

Là-dessus, Thomas lui demande de venir le rejoindre à

l’église Sainte-Marguerite, à 17h30 précises. Céline a confiance en lui, mais elle se demande quand même ce qu’il est en train de lui mijoter… Après être passée à son appartement pour se changer et se remaquiller, elle se rend donc à Cannes-La Bocca avec circonspection. En apercevant l’église Sainte-Marguerite, elle bifurque sur sa gauche et se gare. Juste après avoir coupé le contact, Céline note qu’elle a douze minutes d’avance. Allez, c’est plus qu’il n’en faut pour s’en griller une…

Céline tire la première taffe. De l’autre côté du grillage du parking, des gamins jouent au football en vociférant.

Les yeux dans le vague, elle se met à les observer en train de cavaler, de bondir, de se chamailler, jaugeant leur degré

d’insouciance. Une jalousie mélancolique l’envahit, elle se verrait bien courir à leur place, à perdre haleine, sans maquillage, sans escarpins, sans contrariétés, sans craintes.

Des questionnements métaphysiques inopinés jaillissent alors dans sa tête. Et surtout celui-ci : alors que l’on n’a qu’une seule vie, laquelle est par essence le fruit d’une chance incommensurable, pourquoi faut-il donc que celleci soit si pénible ? Pourquoi s’efforcer à la rendre la moins intéressante possible ? Pourquoi tout ça ? Toutes ces normes, ces entraves, ces brides… Tout ce colossal foutoir qui l’entoure… En voyant son iPhone X, ses sièges en cuir, et ses pompes à 600 balles, elle se sent soudain un peu sotte. Sa vie lui apparaît vaine, un mal-être incisif l’étreint, elle a l’impression déplaisante d’être absorbée par un tourbillon. Elle désirerait tant atteindre plénitude et sagesse, celles du Grand Style cher à Nietzsche, en parvenant à concilier les forces contradictoires qui la tordent en tous sens. Ne plus vivre que des moments de grâce, des atomes d’éternité…

17H27. La cigarette est consumée, il est temps d’y aller.

Trêve de philosophie, la réalité reprend ses droits. Elle a environ cent cinquante mètres à parcourir depuis le parking pour arriver au niveau de l’église, espace qu’elle traverse d’une démarche altière. Les regards de passants s’attardent sur sa vénusté flamboyante, sur cette féminité

aiguisée aux atours séduisants, enluminant ce trottoir tel un météore. Thomas, assis sur un banc, se lève d’un coup lorsqu’il l’aperçoit, et ils se prodiguent une affectueuse accolade…