« Cette fois cela doit être vraiment important », estima Elena.
Tout en gardant une oreille attentive aux sons provenant du bureau, elle considéra les faits qui l’avaient poussée à filer vers son poste d’observation. La première raison bien sûr, était l’insistance de sa grand-mère lorsqu’elle avait appelé son frère : le ton calme presque indifférent qu’elle avait employé avait hurlé comme un signal d’alarme pour Elena qui
la connaissait bien. Et puis, l’heure choisie : the tea time ! Le moment le plus sacré de la journée où Elisabeth se cloîtrait dans son salon et exigeait de ne pas être dérangée. Enfin la réaction de son oncle était une raison supplémentaire s’il en était besoin : contrairement à son habitude il n’avait
posé aucune question et s’était contenté d’un rapide signe de tête, preuve qu’il savait très bien ce qui se tramait. Et bien cette fois Elena refusait d’être mise à l’écart, elle comptait bien surprendre la conversation des adultes.
« Après tout c’est de leur faute. Toujours des cachotteries et des secrets ! Il faut bien que je me tienne au courant, ils ne me disent jamais rien ! »

Elle tressaillit en entendant des pas dans l’escalier, son oncle montait rejoindre sa grand-mère. Elisabeth laissa son regard errer sur la pièce, située au dernier étage de la tour carrée que sa petite fille appelait « le donjon ». Cette vaste pièce était devenue son refuge depuis plus de trente-deux ans, depuis son retour. La vieille dame en aimait l’atmosphère sereine et chaleureuse, apportée par une décoration où les tons ocre et blanc des épais tapis aux motifs géométriques, se mariaient harmonieusement avec le bois des poutres et
des meubles. Cette douceur, peut-être un peu trop neutre, était rehaussée par les pointes d’or et les orangés flamboyants des lampes, des coussins et des rideaux, qui rappelaient discrètement aux rares visiteurs, le caractère parfois volcanique de la maîtresse des lieux.
Jean interrompit les réflexions de son aînée en entrant et refermant bruyamment la porte derrière lui.
« C’en est où ? interrogea-t-il sans préambule.
– Il a bien évolué, c’est pour cela que je t’appelle. Je tiens à ce que tu sois présent cette fois. Elle ne devrait pas tarder maintenant. Regarde par toi-même. »
Là-haut dans le grenier, Elena se tourna à plat ventre et colla son œil à la fente. Quand sa grand-mère entra dans son champ de vision, elle la vit apporter et déposer un objet massif sur la table centrale. D’un geste sec, Elisabeth ôta le linge le recouvrant et dévoila l’œuf-cristal. Elena se mordit la joue pour ne pas crier. Jamais elle ne l’avait vu comme ça ! D’habitude il était inerte et terne, d’un blanc opalescent à peine moucheté de petites taches bleutées, mais là… comme c’était beau ! Toutes ces couleurs qui tourbillonnaient, formant des volutes tantôt claires ou foncées qui semblaient lutter pour s’échapper de l’œuf. Les couleurs se superposaient
puis se séparaient et revenaient les unes vers les autres mais sans jamais se mélanger vraiment. On aurait plutôt dit qu’elles luttaient pour avoir la meilleure place. Les orangés et les verts dominaient largement. Petit à petit les volutes de couleurs se calmèrent, s’estompèrent et se mêlèrent. Elles
commencèrent à former un paysage de campagne verdoyante éclairé par les derniers rayons d’un soleil couchant.