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De l’autre côté de la chaussée, un jeune Philippin se pavanait avec un coq. Un chien trottait derrière lui, tenant dans sa gueule une coque de noix de coco. Derrière le garçon, elle aperçut Kitty qui faisait la queue à la boulangerie. Ses cheveux noirs ondoyaient sur son épaule. De dos, on aurait presque pu la prendre pour une Philippine avec sa silhouette menue et sa peau bronzée, acajou. Elle parlait avec un homme âgé, au dos voûté, qui riait de ce qu’elle disait. Kitty avait ce don merveilleux de se faire des amis partout où elle allait. Elle engageait la conversation avec des étrangers et les captivait avec son fond inépuisable d’anecdotes et de questions.
Afficher en entierLana trouva le carnet de croquis au fond du stand, coincé entre des sachets de noix de cajou et une pile de chapeaux de soleil. Elle le prit sur le rayonnage et enleva le film de poussière sur la couverture. Les pages étaient un peu trop fines à son goût, mais au moins étaient-elles parfaitement blanches. Elle s’approcha du comptoir, où un jeune Philippin lui sourit, découvrant une rangée de dents tordues. Il chercha le prix du carnet.
– Artiste ? demanda-t-il.
Elle s’apprêtait à répondre non, quand elle se ravisa. Elle sourit à son tour et dit :
– Oui, artiste.
Et pourquoi pas, après tout ? Elle était en voyage. Personne, hormis Kitty, ne la connaissait ici. Elle pouvait être qui elle avait envie d’être.
Afficher en entierÀ l’aube, elle s’était douchée pour enlever le sel sur sa peau, laissant l’eau couler longuement, s’émerveillant de son abondance et de son débit. Elle avait enfilé sa robe, pris son sac à dos et s’était mise à marcher. Le V en caoutchouc de ses tongs irritait sa peau entre ses orteils ; elle avait été pieds nus pendant des semaines. Elle s’était arrêtée à la terrasse d’un café et avait commandé un expresso et un petit-déjeuner. Alors qu’elle engouffrait un bagel salé aux œufs et au bacon, une voiture s’était arrêtée non loin d’elle. Il y avait un surf sur le toit et une pancarte écrite à la main sur la lunette arrière : À vendre. 500 $. Lana s’était levée et avait demandé au propriétaire de la voiture, un jeune Espagnol dont le visa expirait deux jours plus tard, s’il acceptait de la lui vendre pour trois cents dollars. Il avait répondu que, si elle le déposait à l’aéroport, la voiture serait à elle.
Afficher en entierLana avait porté son bracelet pendant dix-huit mois. Les couleurs avaient fini par passer, plus proches ensuite du gris sale que du turquoise et du jaune. Il s’effilochait et s’était cassé un jour dans le bain. Après l’avoir repêché, elle l’avait fait sécher sur le porte-serviette, puis l’avait rangé dans sa boîte à souvenirs avec la photo de sa mère.
Afficher en entierLana attend désespérément un autre bulletin d’informations. Il faut qu’elle sache exactement ce qui se passe sur l’eau, si les membres de l’équipage ont pu se réfugier sur le radeau de survie, si l’un d’eux est blessé. Mais la radio diffuse désormais un morceau de rock au tempo lent. Lana avance à grands pas vers le rebord de la fenêtre et éteint brusquement le poste.
Afficher en entierVoilà huit mois qu’elles ne se sont pas vues. Elles n’ont jamais été séparées aussi longtemps depuis la naissance de leur amitié. Lana pense aux e-mails de Kitty qu’elle n’a toujours pas lus. Au départ, ils arrivaient en masse, puis ils se sont espacés de quelques jours, d’une semaine. Lana s’est alors mise à imaginer le circuit du voilier à travers un chapelet d’îles lointaines, se demandant ce qui se passait à bord, avec qui Kitty occupait son temps. Puis, la tête trop pleine d’images, elle a cessé de lire les messages. Cessé de penser à Kitty.
Afficher en entierElle tourne sur elle-même, porte une main à son front. Elle sent la soie légère de son foulard qui empêche ses cheveux de lui tomber sur le visage. Voilà huit mois qu’elle a quitté le voilier, la peau mate, les pieds nus, un sac à dos sur les épaules. Elle a marché sur le rivage, les yeux caves, sans jeter un regard en arrière. Elle ne pouvait pas.
Afficher en entierLe pinceau glisse des doigts de Lana et tombe au sol en tournoyant. Il atterrit au pied du chevalet, projetant de minuscules taches de peinture acrylique bleue sur sa cheville. Lana ne baisse pas les yeux, ne remarque pas les éclaboussures de peinture autour de la petite aile tatouée sur sa cheville. Elle ne quitte pas des yeux le poste de radio posé sur le rebord de la fenêtre. Ses doigts restent en suspens, comme si elle tenait encore le pinceau contre la toile. Elle concentre toute son attention sur ce petit rectangle en métal argenté et ses câbles d’où sort la voix du journaliste.
Afficher en entierUn corps flotte, ses yeux éteints levés vers le ciel menaçant. Le short en coton a foncé, les poches sont saturées d’eau. La chemise gonfle avant de se plaquer sur la poitrine inerte. La traînée de sang sur la tempe droite a disparu au contact de l’eau ; la peau est pâle, livide.
Au-dessous, la mer grouille de poissons qui filent à toute allure, se déplaçant en bancs immenses. Des taches minuscules, des planctons luminescents, tourbillonnent dans la lumière. Plus en profondeur, des prédateurs aux yeux laiteux patrouillent les fonds marins obscurs, balayés par les courants et tapissés de coraux cassés et durs.
Mais, au-dessus, il n’y a qu’un corps.
Et un voilier.
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