Extraits

Les souvenirs de la cuisine de Koh Lanta et des effluves épicés m’ont envahi l’esprit. J’ai rougi légèrement en repensant à notre proximité d’alors. A l’époque, j’étais convaincue que quelque chose se passerait entre nous. Je ne croyais pas qu’un an plus tard nous nous contenterions d’échanger des cadeaux à Noël et de partager des idées, de façon certes amicale, mais toute professionnelle.

Je lui ai dit de laisser tomber et je me suis mise à sonder le Net en quête d’une autre option, ma charge de travail me semblant soudain beaucoup moins importante. J’avais enregistré des alarmes sur mon téléphone et sur mon ordinateur pour me rappeler d’acheter un cadeau à mon père et de réserver une table, mais chaque fois qu’elles sonnaient, je les éteignais parce que j’étais occupée à autre chose. En cet instant précis, j’aurais pu me mettre une claque. Après la façon stressante dont l’année dernière s’était terminée, j’avais prévu de chouchouter mon père pour son anniversaire, de célébrer en beauté le fait qu’il était toujours parmi nous après que nous avions failli le perdre. J’ai soupiré, me répétant mentalement à quel point j’étais une fille ingrate.

Je suis restée silencieuse. Soudain, tout m’est revenu. J’ai rapidement consulté mon emploi du temps pour vérifier que je ne me trompais pas. Et merde. C’était l’anniversaire de mon père et, plusieurs semaines auparavant, j’avais promis à ma mère que je nous bloquerais une table au bistrot français chic sur lequel tous les people de Manchester s’extasiaient, l’endroit où il fallait réserver tellement longtemps à l’avance que c’en était du délire.

C’était une bonne journée, en dépit de son début calamiteux et très peu professionnel. Nous avons reçu quatre clients qui ont réservé des voyages, et six autres qui sont repartis avec des brochures en donnant tous les signes qu’ils reviendraient bientôt pour verser un acompte. J’avais réussi à consulter la moitié de mes mails lorsque mon téléphone s’est mis à vibrer. Ma mère.

Lorsque j’avais suggéré de mettre en place ces réunions, Kelli et Ben avaient essayé de ne pas se moquer de moi. Nous n’étions que trois à travailler ici et nous recevions à l’occasion la visite de la marraine de Ben, Trisha, qui était aussi l’ancienne propriétaire. Ils avaient ri en affirmant que nous n’en avions pas besoin, mais j’avais insisté. Principalement parce que je devais m’assurer qu’aucune des balles avec lesquelles nous jonglions ne risquait de nous échapper.

Considérant les poches violettes sous mes yeux rouges, mon teint cireux presque gris et ma bouche pâteuse, j’ai accepté. Quelques minutes plus tard, j’observais mon reflet, résignée. Bon, ce n’était plus La Nuit des morts-vivants, mais plutôt Le Matin des morts-vivants. J’avais appliqué une épaisse couche de poudre sur mes joues et un peu de rouge à lèvres brun, ainsi qu’un trait de khôl pour compléter le look. Je n’étais pas sûre d’avoir amélioré les choses, mais au moins j’avais réussi à chasser le sommeil de mes yeux et à camoufler les plis de sommeil sur ma peau. Ma coiffure, c’était une autre histoire — mes cheveux avaient désespérément besoin de soins. Je ne parvenais même pas à me souvenir de la dernière fois où j’avais eu le temps d’aller chez le coiffeur, sans parler de faire un masque à la maison. Secs, ternes et emmêlés : bref, ils ne ressemblaient à rien.

Quelques semaines plus tôt, je brûlais la chandelle par les deux bouts pour essayer de terminer un argumentaire destiné à un nouveau tour-opérateur avec lequel nous espérions conclure un partenariat. Je m’étais endormie au bureau et Ben m’avait trouvée en train de baver sur l’une des planches de la présentation. Il m’avait réveillée si brusquement que j’avais renversé une tasse de thé froid sur mon ordinateur. L’ordinateur sur lequel j’avais compilé tout notre travail, sans en faire une copie au préalable, cela va de soi, si bien que tous mes efforts avaient été réduits à néant. Nous avions appelé un informaticien tandis que des flaques brunâtres se formaient sous mon clavier, mais il n’avait rien pu sauver. Ben avait affirmé que cet incident nous servirait de leçon et que nous n’oublierions pas de sauvegarder nos fichiers la prochaine fois, mais je savais bien qu’il l’avait mauvaise.

Elle a lâché un bâillement sonore. Je discernais à présent ses Converse sales et défoncées dont les lacets autrefois blancs étaient couverts de ce qui semblait être de la gadoue séchée. Il fallait vraiment que je fasse nettoyer ce sol — encore une tâche à ajouter à ma liste. Je pourrais louer l’un de ces aspis révolutionnaires ou même un nettoyeur-vapeur. J’étais presque sûre que ma mère en avait gagné un au bingo. Concentre-toi, Georgia. Reste bien cachée. J’ai contracté mes muscles. Mes épaules étaient douloureuses après une nuit entière passée voûtée devant mon ordinateur et je commençais à avoir des fourmis dans les jambes.

Ben sifflotait l’air du générique d’une série télé dont tout le monde parlait et que je n’avais pas encore trouvé le temps de regarder. Je me suis giflée mentalement. Comment pouvais-je me retrouver dans cette situation encore une fois ? Hors de question qu’il découvre ma présence ici. Ah ça non !

Soudain, ses pas se sont arrêtés. J’ai retenu ma respiration. Depuis ma cachette, je pouvais distinguer ses élégantes chaussures marron, celles que j’avais repérées dans la vitrine d’une boutique de la rue pendant les soldes de janvier et que je lui avais conseillé d’acheter.

J’ai d’abord entendu le bruit des clés qui tintaient entre elles alors que le verrou tournait lentement.

Merde. Pas encore !

J’ai levé la tête de mon ordinateur, les lettres AZERTY gravées sur ma joue gauche, et je me suis frotté les yeux, étalant probablement au passage les paquets de mascara restés collés à mes cils. La cloche a tinté lorsque la porte s’est ouverte et je me suis aussitôt glissée sous mon bureau. Aïe ! Mon coude venait de heurter ma chaise en métal. J’ai grimacé de douleur en silence. Les genoux repliés contre la poitrine, j’ai essayé de me blottir dans un coin. Pourvu qu’il ne remarque pas mes chaussures abandonnées au sol, pourvu que…