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Je suis un corps étranger. Depuis bien longtemps déjà, silhouette ondulante parmi les chemins sinueux, je marche dans la nuit du monde.
Nuit du monde où mes semblables et moi errons sans fin. Nuit universelle où nous nous perdons, aveugles, malgré nos yeux grands ouverts... Nos frères ne nous ont-ils pas dit que la lumière de notre foi nous guidait ? Nuit du monde, nuit de peur, où les autres sont ennemis.
Qu'importe leur apparence, qu'importe si comme eux je respire, si comme eux j'ai un coeur, si comme eux je souffre, je ne suis pas faite de la même étoffe.
Les autres ? Ce sont tous les hommes : ces démons, ces impies qui cherchent à me nuire.
Mon mari m'en a avertie.
Et pour me protéger il m'a mis cette protection de soie, qui me sauve des dangers extérieurs, fait ricocher les regards impurs, me préserve de tout péché. Il m'a couverte de la tête aux pieds, je ne suis plus qu'une apparition sombre et mouvante. Mais qu'importe. Elle est le linceul de ma beauté, garante de ma pureté.
Pure, l'enfant que j'étais, qui hier encore courait sur le sable brûlant de ses dix ans. Elle courait après les sirlis dorés. Mais les sirlis couleur de sable sont malades. Désormais, lorsque j'approche, ils s'envolent en rang désordonné comme lorsque le ciel se couvre. Et je ne peux plus de mes petits pieds agiles d'enfant les rattraper, les rattraper ces chères silhouettes, ces chers oiseaux, ces alouettes du désert de mon enfance légère et échevelée. Enfance qui courait pieds nus dans le sable, à demi vêtue dans le soir coloré et délicieusement frais, tandis que ma mère m'appelait de sa timide tendresse, voix effarée et douce, voix qui jamais ne s'élevait, voix qui souvent se taisait.
Juliette Beau, "L'Etranglée"
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