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Il me fit entrer, regarda vivement dehors, à droite, à gauche, et m’expliqua par gestes quelque chose que je ne compris pas. Il partit la tête rejetée en arrière, alla cracher dans la salle de bains et revint l’air réjoui, me demanda ce qui m’arrivait. Tout en lui expliquant, je posai mes valises dans le living. C’était une pièce tout en chromes et tissu japonais, avec des mobiles qui tintaient, des candélabres, un tapis de chèvre et des fauteuils Louis XV. Des types étaient couchés sur le sol. Ils me jetèrent un regard absent et se remirent à fumer en contemplant le plafond. J’enjambai une assiette de poulet.
Afficher en entierLa résidence s’appelait Lysistrata. C’était un chantier interrompu, de grand standing, près de la Maison de la Radio. Depuis quelques mois, Choukroun s’était reconverti dans l’immobilier et faisait visiter l’appartement témoin, un bungalow dans un enclos. Pour que ça fasse plus vivant, il s’était installé : il avait mis ses affaires dans les placards, fait les lits, rempli le frigidaire. Il ne voyait jamais un client. Le prix du mètre carré, les charges et la boue avaient découragé les visiteurs, les promoteurs venaient de faire faillite. Choukroun était resté là.
Afficher en entierJe me suis réveillé une demi-heure plus tard, courbatu, l’esprit vague. Mon beau-frère est venu se pencher à la portière de la chaise, il m’a demandé si j’avais bien réfléchi, si j’étais sûr de moi, si je ne m’engageais pas à la légère. Il avait l’air ennuyé. J’avais toujours fait partie de son ménage, on ne s’était jamais rien dit et il semblait me découvrir au moment où je partais, où ma présence cessait d’être un fait accompli. Il me serra la main en soupirant, c’est idiot, c’est comme ça, et je compris qu’il tirait le trait, que je ne pouvais plus revenir en arrière.
Afficher en entierÀ l’entrée du café, un flipper aux dessins exotiques lance toutes les trente secondes d’une voix nasillarde : « L’empereur Ming t’attend ! » Et l’empereur Ming clignote, pour attirer le client. Je reste immobile à écouter les appels, mécaniques, résignés. Les consommateurs se succèdent. Le garçon passe. La grande blonde joue à attraper une enchère, elle me regarde, elle se cogne, elle me parle. Je voudrais qu’une fille me tienne au cœur. Je voudrais compter pour quelque chose, être heureux pour quelqu’un. Ma bière est devenue tiède. En repartant, j’achète un timbre fiscal et le colle sur la contravention, que je glisse dans une boîte aux lettres.
Afficher en entierJe traverse les pièces sous les craquements du parquet, les mains dans le dos. C’est comme si la grande blonde n’était pas à sa place dans cet appartement vide, plein de souvenirs sans importance, de routine. Qu’est-ce que je pourrais lui raconter ? Cette vie bête qui jusqu’à présent m’a suffi, ces nostalgies dont je ne sais rien faire ? Je n’ai jamais cru à mes ambitions ; je ne peux même pas me dire que je suis un raté, ni que c’est la faute des autres. Je ne suis pas heureux, mais je ne sais pas souffrir. Alors je n’embête personne et généralement les gens m’envient, ce qui est toujours une consolation. Comme je passe à côté de mon âge, on trouve que je suis mûr. J’étais un enfant gâté, je suis un garçon mûr, je serai un vieillard vert. Le temps passe vite, quand on ne change pas.
Afficher en entierJe pédale au hasard des sens autorisés, des petites rues secondaires. Peu à peu la grande blonde au châle noir s’installe dans mes pensées. J’ai si peu l’habitude qu’on me drague que j’ai dû lui paraître hostile. Je revois son visage avec une précision qui m’étonne ; son parfum de tisane ramène ses traits, ses mouvements… Une voiture me klaxonne et je tourne à droite, pour faire quelque chose. La rue est mal pavée, je tressaute un moment, dents serrées, sous le tintement de ma sonnette. Il ne s’est pas passé grand-chose, dans ma vie – en fait, il n’est passé personne. Les filles sont des numéros de téléphone que j’oublie quand elles me quittent. Lorsqu’on me dit je t’aime, je réponds merci. Ma sobriété rassure. On peut s’épancher sans danger dans les bras d’un rustaud, qui renvoie le son qu’il reçoit, se tait quand on n’a rien à dire et s’en va dans la nuit. Je garde les sentiments pour le retour, en pédalant dans Paris, je parle tout seul, j’ai le cœur dans les talons et les pavés me secouent. Pendant la journée, j’ai bonne mine. Et les gens disent : Celui-là, ce n’est pas l’angoisse qui l’étouffe. C’est vrai. Le ridicule ne tue pas, l’angoisse n’étouffe personne. Ça serait trop simple.
Afficher en entierJe vais reprendre mon vélo, au bout de la rue. C’est un vélo hollandais, rouille et noir, avec un panier métallique. Je me sens dans un état normal – pourtant je n’ai pas l’habitude de perdre la tête. J’essaie de comprendre ce qui m’est arrivé, en défaisant mon cadenas. Un chien a pissé sur ma chaîne et je l’entortille du bout des doigts.
C’est au premier feu rouge, boulevard des Italiens, que Sophie revient dans mon esprit. Je me demande comment je vais lui présenter la chose. En général je n’ai rien à lui dire, mais comme elle ne m’écoute pas, nos rapports sont cordiaux. Je vis aux crochets de ma sœur – ou plutôt je vis de sa griffe. À la mort de nos parents, elle m’a emporté à Paris, a acheté un magasin de mode et je passais mon temps près du déshabilloir. Elle faisait dans le prêt-à-porter marin. C’est intéressant, les maillots : moins il y a de tissu, plus c’est cher. L’été, sur les plages, je cherche mon nom sur les fesses des filles. Ça me donne un sujet de conversation.
Afficher en entierElle acquiesce, pensive. Ses yeux sont longs, très clairs, immobiles. Je tousse dans ma main. J’ai l’air malin avec mon vieux pantalon et mon blouson d’aviateur. Elle me fixe comme s’il y avait quelque chose d’intéressant dans mon visage rond, mes cheveux bouclés, mes jambes courtes. Je n’ai jamais ressemblé à mon physique : je soulève cent kilos, et je passe en m’excusant. Je plie négligemment le reçu, comme si je faisais ça tous les jours, comme si j’étais quelqu’un.
Afficher en entierLe silence tombe sur la salle. Je me penche pour voir qui est le bonnet. À cinq chaises de moi, une jeune femme aux cheveux longs, couleur paille, des lunettes à monture bizarre, un bonnet en croissant. Elle se mord un doigt, la jupe fendue. Ses jambes sont bronzées, nerveuses, ses mollets cachés sous des chaussettes noires. Elle est enroulée dans un châle, porte en bandoulière un sac à franges.
Afficher en entierIl y a des gens qui ne partent jamais, et qui vont rêver dans les aéroports. Moi, je n’achète rien, et depuis trois mois je passe mes jeudis à la salle des ventes.
— Nous vendons à présent sous le numéro 132 cette commode Empire. Un preneur à neuf mille.
Je me faufile, enjambe des chaises pour aller m’asseoir au second rang. J’aime bien le Nouveau Drouot, ce décor de métal, velours et plastique, le bruit des escalators dans la cohue, les vieilleries qui défilent, sur des chariots, dans des paniers. Les marchands se mêlent aux curieux, ceux qui viennent d’acheter bousculent ceux qui s’en vont, le front bas.
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