Extraits

De grosses gouttes explosent sur la carrosserie. Je lève le pied et me rapproche du volant. En quelques instants, je ne vois plus rien. J’ai l’impression que la température chute de plusieurs degrés dans l’habitacle et un frisson remonte ma colonne vertébrale. Soudain, j’entends un cri aigu et sens les ongles de ma mère s’enfoncer dans la chair de mon avant-bras. Mon père se redresse et je croise son regard terrifié dans le rétroviseur.

— C’est elle, articule-t-il juste assez pour que je comprenne les sons sortis de sa bouche.

Je n’ai pas le temps de reposer les yeux sur la route, un violent impact me plaque en arrière contre mon siège. Le 4X4 se soulève, semblant gravir un obstacle que je n’ai pas anticipé, et m’offre quelques secondes la vision du ciel voilé par la pluie épaisse. Un second cri tranche à vif le lourd silence qui nous enveloppe, figés par la sidération et l’impuissance, alors que la voiture retombe déjà en tournant sur elle-même.

Un fracas de tôle froissée. C’est le trou noir.

Ce jour-là, j’ai perdu le sens de ma vie, éprouvant avec stupeur ce que cache cette expression galvaudée. Perdre le sens a signifié perdre tous mes sens. Sans ménagement, l’univers a débranché mon portail de perception. En tirant sur le cordon, il a provoqué un court-circuit qui m’a plongé dans le noir.

Nana remplissait mon quotidien d’un bonheur indestructible.

À chaque retour de l’école, l’odeur alléchante d’une tarte aux pommes ou de scones à la confiture m’enveloppait. Sa douce voix me berçait, sur un air tantôt entraînant, tantôt mélancolique, joué au fiddle. Ce violon populaire donnait à la moindre comptine enfantine de la profondeur et un brin de piquant, comme si nous étions transportés au milieu d’un paysage irlandais battu par le vent.