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Gertrude est assise sur son lit. Elle en a déjà assez de jouer avec le téléphone. Elle n'a aucun numéro à y mettre (elle a appris avec surprise qu'il n'y a pas d'annuaire pour les portables). Alors elle a testé le répertoire en y entrant, sous le nom de "Cunégonde" laborieusement tapé en près de quatorze minutes, son propre numéro : 06-92-91-28-03.
Un numéro qu'elle n'a eu aucun mal à mémoriser : 6 fois 9 qui font 54, divisé par 2 donnent 27, 91 et 28 se réordonnent en 1982, 03 reste 03. 27 mars 1982, la date de naissance de Tao.
Ensuite elle a voulu régler la messagerie. Pour voir, elle a demandé la version créole. Maintenant, elle ne comprend rien à ce que dit l'opératrice et n'est pas arrivée à changer la langue.
Afficher en entierTout doucement, il geint : "Maîtresse, Maîtresse, viens, je suis là moi."
Pas le temps d'analyser pourquoi il l'appelle comme ça, ça lui va bien c'est tout ; ni même de se demander si elle va accepter son aide, car la chatte se précipite déjà vers lui de sa démarche un peu vacillante et la queue verticale.
Pas le temps non plus d'être impressionné de la voir ainsi, les yeux à ras du sol, foncer sur lui.
Elle lui renifle une ou deux fois la truffe - ce qui la fit éternuer - mais n'arrête pas son avancée. Elle donne des coups de tête pour que le museau du chien la laisse se glisser sous la porte. Et le museau du chien lui cède la place tout naturellement. Toujours sans aucune hésitation, comme si elle connaissait très bien l'anatomie canine, elle escalade la patte avant gauche pour se glisser sous l'aisselle de l'avant droite... où elle se roule en boule.
Afficher en entierJeudi 26 novembre
Elle, c’est Gertrude. Y a pas idée d’avoir un tel nom et ça lui pose problème depuis la maternelle. Il y a peu, elle a décidé qu’en fait c’était pas son vrai nom. Elle a décidé que son vrai nom, c’était Cunégonde. Elle a un humour particulier, Gertrude.
Il y a trois semaines, elle a débarqué à la Réunion.
Il y a trois semaines, elle a aussi commencé à travailler à Champion. Non, elle n’est pas caissière. Pas non plus femme de ménage – pardon : technicienne de surface –
ni magasinière. Parce que, figurez-vous, ce ne sont pas les seuls boulots pour une femme dans un grand magasin.
Elle est comptable. Elle a un bureau dans la partie « Administration-Gestion », au-dessus de l’entrepôt. Elle l’appelle son bocal nocturne parce qu’il n’a pas de fenêtre et qu’il est vitré côté couloir. Toutefois, c’est quand même un bureau pour elle toute seule, alors elle hésite encore à le détester franchement.
Pour se fondre dans son vivarium, elle a pensé qu’il serait seyant de ne s’habiller qu’en gris-souris. Mais ce n’est pas vraiment évident d’assurer chaque jour : le grissouris n’est pas à la mode ces temps-ci et elle n’a trouvé qu’un T-shirt et une jupe chez Sildy, l’équivalent local de Tatie. Elle a acheté le T-shirt en double mais elle n’ose pas se présenter deux jours d’affilée avec. Des fois qu’on croie qu’elle ne se change pas tous les jours. « On », c’est messieurs de Fondaumière et Ramsimy, le grand chef et le manager. Pour l’instant, ils n’ont pas l’air d’avoir remarqué ses efforts. Ni d’ailleurs de s’offusquer qu’elle alterne le gris-souris avec le rose-thé du boulot précédent. Elle persévère pourtant à vouloir améliorer sa garde-robe. C’est un projet professionnel qui, selon son expérience, tient bien la route. Samedi matin, elle ira faire la galerie du Cora-Sainte-Marie.
*
Lui, c'est Dégage. C’est un chien bien élevé, alors quand on l'appelle, il obéit : il va planquer sa gale dans les cartons sous l'auvent. Il y a encore l'odeur de ses colocataires. Mais à peine désormais, parce que les humains ont arrosé l'endroit avec leurs produits détergents, mais aussi parce que tous les vieux cartons ont disparu avec la meute. Ça fait trois jours. Trois jours que Dégage se sent vaguement coupable de ne pas avoir insisté pour que les autres restent avec lui dans la chambre froide.
Ça a été une belle fête la première nuit : du poisson en veux-tu en voilà. Et bien résistant, même si les crocs finissent par avoir mal de froid. Et la pagaille qui a suivi le festin quand la porte s'est ouverte lui fait encore dresser la queue de rire. N'empêche, ils sont couillons tous les autres Dégage de ne pas avoir compris qu'il fallait rester dans l'entrepôt, tapis comme lui entre des cageots de poireaux et d'oignons (miraculeusement intacts après la fête). Du coup, au lieu de profiter encore de l’aubaine, il a passé une seconde nuit si affreuse de solitude et de froid qu'il s'en est résigné à aller rejoindre le clan.
Sauf qu'il n'y avait plus personne.
Ils ont tous déménagé il ne sait où, en ne lui laissant qu’une pile de cagettes et deux cartons – neufs en plus ! – et à peine quelques odeurs qui ont du mal à se faire entendre dans la cacophonie javellisée répandue par les humains.
Depuis trois jours, Dégage laisse souvent des sanglots s’échapper.
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