Extraits

13h08.

Je ferme les yeux et tente de m’assoupir quelques minutes. Les nuits sont courtes en ce moment. La peur paralyse mes rêves les plus doux et seuls les cauchemars viennent me saisir quand je parviens enfin à somnoler.

Je me dis que cinq minutes vont peut-être me permettre de récupérer de la fatigue accumulée et ainsi, affronter l’après-midi de visites qu’il me reste à

braver.

Romain

La chaleur du Midi me saisit brutalement lorsque je sors de ma Volvo noire et immédiatement je ressens comme un immense poids sur mes épaules. Assailli par le bruit des cigales répétant leur appel de manière incessante, je me surprends à souhaiter qu’elles se taisent. C’est bien la première fois depuis toutes ces années que je souhaite ne plus les entendre. J’ai toujours aimé le pouvoir de ces insectes donnant en un seul son, un air de garrigue et de vacances. Mais aujourd’hui, je suis tout simplement insensible à leur charme.

Claquant la porte en grimaçant, je me rapproche du banc en bois sur lequel j’ai pris l'habitude de venir déjeuner lorsque le temps me le permet.

Totalement seul, uniquement face à moi-même, mon sandwich au poulet à la main, je ne peux faire autrement que de réfléchir aux évènements subis dernièrement.

Depuis deux mois, j’ai pris l’habitude de m’isoler pour le déjeuner. Terminés les restaurants avec les collègues. J’ai prétexté que je suivais un régime strict, sans gluten. C’était complètement idiot et personne n’était dupe, mais c’était la seule excuse qui m’était venue ce jour-là. J’ai toujours été très mauvais en improvisation.

La séparation d’avec Maddie avait pourtant fait le tour des bureaux depuis bien longtemps et j’étais, dans toutes les conversations, le pauvre type qui s’était fait larguer à 42 ans. Le gluten n’assurait donc pas ma crédibilité.

Je m’assois, soulagé qu’une fois de plus, personne n’ait eu la même idée que moi. Je peux ainsi profiter de manière totalement égoïste du panorama qui se présente devant moi.

La baie de Cassis n’a plus à démontrer sa réputation. Des milliers de touristes s’y précipitent chaque année pour y arpenter ses sentiers, ou encore, s’amonceler dans des bateaux pour admirer les calanques turquoises.

Je soupire avant de mordre dans le pain rustique aux céréales, n’éprouvant aucune saveur. Il y a bien longtemps que mes sens m’ont laissé tomber, ils sont partis avec la femme de ma vie, la mère de mon fils, soudainement, un matin, sans prévenir.

J’ai rencontré Maddie, diminutif de Madeleine, le jour de la rentrée scolaire lorsque j’ai entamé un BTS en professions immobilières, il y a plus de vingt ans.

Elle était en deuxième année et devait me parrainer. J’ai été immédiatement impressionné par sa maturité, n’ayant pourtant qu’un an de moins qu’elle. De nature timide et réservée, je n’étais pas du genre sociable et populaire à l’école.

Mais Maddie n’avait pas craint mon côté ermite et avait bravé mon air inapprivoisé. Sa joie de vivre instantanée faisait d’elle une fille appréciée par tous que sa beauté et son charme confirmaient. Elle n’avait qu’à claquer des doigts pour avoir les hommes qu’elles voulaient à ses pieds. D’ordinaire, j’évitais ce genre de fille qui me tétanisait. Mais elle avait su charmer le jeune homme de 18 ans que j’étais.

Vingt-quatre ans plus tard, voilà où nous en étions…

Je fixe les lauriers-roses enracinés dans la roche. Leurs fleurs écloses grâce aux rayons estivaux pavanent le long des sentiers en contrebas. Je ferme les yeux tentant d’apprécier, sans que cela me hérisse, le grincement de pattes des cigales et cherche à ressentir les odeurs de cette Provence qui m’a tant séduit lorsque nous avons emménagé ici il y a maintenant près de 15 ans.

Pur Breton d’origine, je suis né à Lorient, dans le Morbihan et j’y ai effectué

mes études avant de m’éprendre de Maddie, originaire de Cassis et venue à

Lorient pour étudier et partager une colocation avec sa cousine. Par amour, j’ai fini par céder devant sa moue capricieuse que j’aimais tant à l’époque. Nous avons ainsi quitté ma belle Bretagne aux paysages écorchés pour s’acclimater au

Midi.

Maddie avait été plus épanouie que jamais, pendant que je restais en retrait et que, sans le savoir, notre couple s’éloignait.

Maddie est blonde aux yeux clairs, grande, svelte et sportive. Elle incarne l’élégance naturelle d’une femme forte et moderne.

De mon côté, je ne suis pas très grand pour un homme et je ne me suis jamais trouvé charismatique. Surtout face à elle. Brun aux yeux marron et un physique plus qu’ordinaire. Peu sûr de moi, j’ai toujours laissé Maddie me guider. Je n’ai d’ailleurs jamais compris comment elle avait pu me choisir, moi, si simple et si imparfait.

Nous avons vécu de belles années ensemble, j’étais fou amoureux d’elle…

puis Marcel est arrivé il y a 12 ans. Ce fut un tel bonheur que ce jour-là mon cœur s’est partagé en deux. Mais Maddie, face à la maternité, a souhaité, a contrario, redevenir une jeune femme de 20 ans. Une féminité que son fils lui avait enlevée. Enfin, c’est ce qu’elle pensait. À partir de là, notre complicité a sombré.

Aujourd’hui, face à mon sandwich, surplombant une merveille de la nature, je me sens inutile et j’ai perdu foi en la vie. Je soupire pour la cinquantième fois en

10 minutes et regarde ma montre.