Extraits

Madeline se serait bien passée des prédictions de Samantha. Toutefois, la compassion l'emporta bientôt sur l'agacement. Elle n'ignorait pas quelle perte avait représentée pour la jeune femme là mort de sa grand-mère, qui l'avait élevée. Cependant, elle ne pouvait que réprouver son soudain penchant pour l'ésotérisme. Ada Hogan, l'aïeule de Samantha, avait nourri toute sa vie une passion démesurée pour les arts divinatoires et la magie blanche, ce qui lui avait valu, dans la petite bourgade de Smytheshire, une réputation peu flatteuse. Les meilleures âmes la tenaient pour une excentrique, les moins charitables pour une vieille folle.

Quant aux esprits les plus fantasques, ils voyaient en elle une sorcière, dont il fallait se tenir éloigné. A l'approche de la pauvre Ada, certaines mères rappelaient leurs enfants auprès d'elles. Madeline avait entendu des dizaines d'histoires absurdes sur le compte de la vieille dame.

Elle ferma les yeux, cédant au flot de souvenirs qui l'envahissaient. Quel âge avait-elle alors? Vingt et un ans, puisqu'il lui restait un an d'études avant d'obtenir son diplôme. Quant à lui, il venait de fêter ses vingt-cinq ans. De nouveau, le regard brun doré apparut à Madeline, profond, attentif, si intense, parfois, qu'il semblait briller d'une flamme intérieure. Ses doigts se rappelèrent la douceur et la brillance de cheveux bruns. Elle revit le large torse contre lequel elle s'était si souvent blottie. Elle sentit de nouveau les bras puissants qui l'avaient étreinte, tantôt avec une exquise retenue, comme si elle avait été de porcelaine, tantôt avec une fougue, une passion vibrante dont la seule évocation l'enflammait encore de désir.

Elle s'étonna de voir à quel point son souvenir était vivace. Bien qu'elle ne l'eût pas revu depuis trois ans, la physionomie de cet homme était restée gravée dans sa mémoire. La vigueur élégante de ses traits... Cet air de défiance, presque dur, qu'il avait parfois... La façon dont son sourire éclairait son visage, comme un ciel après l'orage... Et, particularité plus chère que toute autre à Madeline, son nez légèrement aquilin depuis qu'il se l'était cassé pour la sauver. Comme elle se remémorait cet épisode, ses yeux s'emplirent de larmes brûlantes.

Depuis quelques semaines, elle éprouvait un trouble indéfinissable chaque fois qu'elle croisait son reflet, sans pouvoir s'expliquer ce qu'elle ressentait. Et voilà que, tout à coup, le jour se faisait dans son esprit. Ce n'était plus Madeline Smythe qui se tenait face à elle, mariée, fortunée, digne et respectable. Pour une raison obscure, elle ne parvenait plus à croire au personnage. Sous cette façade transparaissait à présent, avec une clarté presque insoutenable, la fragile jeune femme qu'avait été Madeline MacGreggor.

«La virginité nuit gravement à la santé», susurra dans le combiné une voix inconnue, comme sortie d'un mauvais rêve.

Madeline Smythe se figea, paralysée de stupeur. Elle voulut parler, mais ne put émettre le moindre son. Lorsqu'elle parvint enfin à articuler un tremblant « qui êtes-vous ? », il était trop tard : on avait raccroché.

Elle reposa le combiné comme s'il venait de la brûler. Une affreuse panique l'envahit. Qui pouvait savoir que son mariage n'avait pas été consommé? Quelqu'un l’avait-il appris? Son esprit se perdit un instant en folles conjectures. Toutefois, une part d'elle-même refusait de donner prise à l'affolement.

«Non, c'est impossible, songea-t-elle, personne n'est au courant. »

Elle s'efforça de recouvrer son calme. Quelle raison avait-elle de s'alarmer? Il ne s'agissait, selon toute vraisemblance, que d'une mauvaise farce. Du reste, son mystérieux correspondant devait ignorer jusqu'à son nom, puisqu'il ne l'avait pas même mentionné : il avait dû composer son numéro au hasard.