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Extrait ajouté par Emimi 2012-12-26T13:16:52+01:00

Claire

Nous étions tous les trois somnambules.

Par la suite, lorsque je repensais à ce qui s’était passé, je me disais qu’elle avait eu une crise de somnambulisme. Qu’elle avait agi sous l’effet d’un cauchemar. Le somnambulisme était récurrent dans notre famille. Rêver en marchant. Rêver en parlant. Je sais que ce n’est pas suffisant pour comprendre ce qui s’est passé, mais la véritable explication est trop simple.

Avait-elle des problèmes de santé ? Avait-elle été un bébé qui pesait moins que la normale à la naissance ? Souffrait-elle de migraines ? Avait-elle un comportement autodestructeur ? De soudaines difficultés relationnelles ou des problèmes de scolarité inexpliqués ? Non.

Alice était d’une humeur remarquablement égale. Elle respirait la santé et était sportive comme son père. Elle se sentait bien partout. Pas de souci à l’école, ni en dehors de l’école. La gymnastique et le trapèze. Et plus tard, la natation, le modélisme, le tir à l’arc et au pistolet.

Elle avait une intense joie de vivre. Par exemple, petite, rien ne la rendait plus heureuse que nager dans la rivière ou fabriquer une forêt en carton ou un Taj Mahal en papier. Une fois, elle avait fait un mobile avec une centaine de grenouilles, sauterelles, poupées et papillons en origami.

Elle ne s’ennuyait jamais. À seize ans elle avait les mêmes amis qu’à quatre. Ses profs soulignaient sa capacité à « mener » les autres. C’est un mot qu’ils utilisaient souvent – « meneuse » – et qui est certainement un élément du problème. Mais ils soulignaient aussi à quel point elle était à l’écoute de ses camarades de classe, toujours bienveillante à leur égard.

Je n’essaie pas de justifier quoi que ce soit. Je ne cherche pas d’excuses à ma fille. Je décris les choses telles qu’elles étaient.

Avant le 14 avril : « Je suis la mère d’Alice Piper » ne signifiait pas grand-chose pour quiconque, sauf pour moi. À présent, ces mots sont un mystère, un koan. Une sorte d’énigme que je dois résoudre, même si cela ne changera rien – et même si cette phrase : « Cela ne changera rien », est une chose contre laquelle nous nous sommes battus toute notre vie.

Durant l’enfance d’Alice, nos finances, tout comme nos rêves, avaient été mises à mal. Mais cela n’avait pas toujours été le cas.

Les choses avaient été différentes à New York. Nous avons déménagé à cause de l’oncle de Constant. À cause de Gene et de ses rêves de campagne, d’air pur et de liberté. Mais aussi à cause de moi. À cause de la circulation, du bruit, des odeurs d’égout et des soixante-dix heures par semaine que je passais au Centre de santé réservé aux personnes sans couverture sociale, dans la Première Avenue.

Avant de partir vivre dans le nord, Gene et moi avions habité à l’angle de St. Marks et de la Première Avenue. Puis, dans un trois pièces à l’angle de la Première Avenue et de la 7e Rue avec Constant et Michelle Mann, qui avaient eux aussi terminé leur internat et qui, comme Gene et moi, envisageaient de travailler pour Médecins sans frontières. Nous avions choisi ce nouvel appartement pour son toit-terrasse, où Gene allait pouvoir faire des plantations. À l’époque tout le monde, sauf lui, était épuisé – on était complètement sonnés après une nuit de trois heures, ou on piquait du nez dans le métro après une journée de travail à l’hôpital Lenox Hill, ou on titubait les yeux à moitié fermés en rentrant à pied en sabots et en pyjama médical de Beth Israel ou du Centre de santé. Nous avions tous la sensation d’être des morts-vivants. Nous savions que nous étions en mauvais état, et enviions Gene encore plus après, lorsqu’il restait toute la journée à la maison avec le bébé. La seule chose que nous avons fini par désirer, c’était de partir vivre à Haeden.

Tandis que nous roulions à travers la campagne verte et luxuriante en direction de la maison et de la grange, nous étions tout excités. Nous allions enfin avoir un endroit à nous. La beauté du lieu et les promesses qu’il semblait receler nous comblaient de joie. Nous allions enfin vivre ce que nous n’avions pas réussi à bâtir durant nos six années en ville.

Même les mobile homes et les fermes brinquebalantes au cœur des grandes étendues de terres avec leurs drapeaux américains et leurs étendards noirs à la mémoire des prisonniers de guerre, nous paraissaient étrangement nobles ; les plus petites caravanes au bord des ruisseaux et des étangs, presque bucoliques.

Je songeais à Michelle, qui m’avait dit, lorsque nous travaillions ensemble au Centre de santé, que chaque personne intelligente se devait de rester attentive à l’évidence. Comment avions-nous pu passer à côté des évidents bienfaits de cette campagne ? Toute une maison et son terrain pour le prix d’une pièce dans le Lower East Side. Je pensais à tout ce qui nous attendrait à l’instant où nous descendrions de la voiture, porterions nos cartons à l’intérieur et où nous remettrions le chèque du loyer à l’oncle Ross. À l’époque je n’avais qu’une hâte : que cette nouvelle vie commence.

Nous sommes entrés dans la maison, avons déposé nos cartons, et nous sommes assis par terre dans la cuisine, énervés et fatigués par le voyage, pour manger des myrtilles que nous avions achetées en chemin. Alice avait deux ans. Elle venait de se réveiller, son visage était détendu et ses cheveux emmêlés, et elle était appuyée contre moi tandis qu’elle mangeait ses myrtilles, son corps encore chaud et soyeux de sommeil. Puis la nuit est tombée, toutes sortes de sons ont commencé à résonner dans les champs, et le ciel s’est illuminé d’étoiles. Des rainettes chantaient près de la rivière, et des grillons jouaient dans l’herbe sous nos fenêtres. C’était la première fois qu’Alice entendait des grillons. Gene et moi sommes sortis sous le porche pour l’observer en train de les écouter, accroupie, silencieuse et concentrée, le corps tout entier absorbé par le bruit, ses lèvres bleues entrouvertes et ses yeux scintillants.

C’est le bonheur d’Alice et la joie qu’elle avait éprouvée dans ces moments-là qui m’ont permis de rester, même toutes ces années après, alors qu’être attentive à l’évidence était devenu un calvaire.

Pendant longtemps nous n’avons pas regretté notre singulier choix de vie. Nous n’avons pas regretté d’avoir essayé d’appliquer des slogans que nous avions faits nôtres. Des phrases qui à la fois nous motivaient et nous embarrassaient, des devises anarchistes telles que « Demander l’impossible » et « Sous les pavés, la plage », que nous avions tout d’abord adoptées à New York pour rire, puis en fin de compte pour nous consoler mutuellement, et nous rappeler que nous n’étions pas comme les autres. Ces mots semblaient alors – tandis que l’urbanisation allait crescendo, que la société ne cessait de détruire la nature, et que Gene devenait obsédé par l’idée de s’extraire de cet engrenage et d’anéantir l’industrie agroalimentaire – plus bouleversants qu’en 1968 lorsque les véritables révolutionnaires en recouvraient les murs des rues de Paris. Nous n’étions peut-être pas en train de brûler des voitures ou de mettre à sac une ville, mais nous vivions concrètement dans le futur stérile et violent qu’ils avaient imaginé, et nous cherchions sans aucun doute à démolir une société pour en bâtir une autre.

Cette approche de l’existence illustrait encore notre propension au somnambulisme, à rêver debout. Nous avons laissé tomber notre projet initial. Même si nous avions tous les quatre été sélectionnés pour Médecins sans frontières, seul l’un d’entre nous est parti en mission. Gene et moi avons eu le bonheur de voir naître Alice ; Constant est tombé dans le piège d’une conception américaine selon lequel seules comptent liberté, liquidités et mobilité. Ces changements de cap n’ont pas semblé décisifs alors. Ils paraissaient plutôt être la meilleure solution, une solution pleine de promesses, une vraie délivrance. Et comment ne pas admettre que ce que nous avions cherché en voulant intégrer MSF était justement une délivrance ? Une façon de nous affranchir du mode de vie que nos carrières de jeunes médecins semblaient nous promettre, un mode de vie qui nous rendait tous les quatre – contrairement à nos confrères – malades.

Ces premières années à Haeden ont été reposantes. Au sens premier du terme. Le grand luxe : des nuits de huit à dix heures de sommeil, des réveils avec le chant des oiseaux au lieu du brouhaha de la circulation, pas de rendez-vous à 6 heures du matin au Centre de santé, et chaque saison était belle à sa façon.

Les hivers lumineux étaient calmes, et nous restions au chaud tous ensemble dans la maison à faire cuire du pain et à lire assis autour du poêle tandis qu’il neigeait dehors. Les étés étaient bercés par les bourdonnements et les chants polyphoniques des insectes. La prairie devant chez nous poussait sans retenue sous les averses, nous nagions dans la rivière, ou nous nous occupions de notre potager. Alice parlait plutôt bien lorsque nous avons emménagé ; elle adorait tous ces bruits et les imitait. Elle jouait constamment à être une grenouille, une sirène, un oiseau. Les automnes étaient flamboyants. Nous grillions et mettions en conserve des poivrons, tandis que l’odeur du feu de bois flottait dans l’air. Et au printemps – la saison préférée d’Alice – tout renaissait, la douceur revenait, la neige fondait ici et là, nous portions des shorts avec des bottes en caoutchouc et nous célébrions les premiers perce-neige et les premiers crocus. L’air était riche, encore froid, et sentait la terre. Alice adorait courir sur l’herbe tondue qui menait à la rivière. En ces prémices d’été, elle n’était pas plus grande que les verges d’or, et dépassait à peine d’une tête les petits prêcheurs qui jalonnaient les sentiers entre la grange et les bois. Elle adorait escalader les racines des arbres qui affleuraient le long de la rive, collectionner les pierres et les carapaces desséchées d’écrevisses. Elle n’avait peur de rien.

Nous pensions qu’au bout de quelques années nos amis nous rejoindraient, bâtiraient et planteraient avec nous. Une fois que Constant aurait gagné tout l’argent qu’il voulait, une fois que Michelle aurait terminé sa mission, nous allions nous retrouver pour vivre, boire et travailler selon les idéaux que nous avions toujours partagés. L’entraide et le refus de l’ennui.

Nous pensions que, lorsque Alice serait plus grande, nous aurions assez d’argent pour avoir une vraie ferme et me permettre de reprendre d’une façon ou d’une autre mon activité. Mais rien de tout cela ne s’est produit, et se focaliser sur les aspects plus sombres de l’évidence n’était pas une bonne façon de faire si nous souhaitions rester heureux et avoir des amis.

Le sommeil avait fini par gagner la partie. Nos journées à Haeden se déroulaient dans une sorte de stupeur, d’inconscience somnolente, alors que la panique nous gagnait, et que nous restions sourds à notre peur la plus enfouie, même si elle était là, intacte, tapie dans les herbes hautes, à attendre.

Flynn

Quand je suis arrivée dans les bois, ils n’avaient pas encore déplacé le corps. Je me suis glissée sous une barrière de fortune – un tréteau peint en orange – pour m’approcher, et j’ai observé le fossé balisé avec du ruban jusqu’à ce que je distingue une forme dans ce qui de prime abord ressemblait à une pile de vêtements jetés en vrac. Une main était en fait reliée à un bras pâle, parcouru de marbrures et tendu vers l’avant. Un enchevêtrement de jean et de chair. J’entrevoyais aussi une masse de cheveux blonds emmêlés dont quelques mèches tombaient sur des lèvres exsangues, un œil ouvert et une peau blafarde couleur de lait écrémé qui luisait dans la boue, reflétant les gyrophares bleu et rouge des voitures de police.

Dino regardait la route qui sortait des bois, en parlant dans sa radio, et Giles est passé devant moi en déroulant du ruban jaune. Son visage était cramoisi. Nous étions les seuls sur place. J’avais quitté le bureau en trombe lorsque j’avais entendu la nouvelle sur le scanner radio.

Sans m’en rendre compte, j’avais déjà sorti mon calepin, contourné le fossé, et m’étais accroupie près du corps. Puis j’avais levé les yeux et vu les bois et la route comme elle les avait sans doute aperçus dans les derniers instants de sa vie, pour autant qu’elle fût encore vivante quand elle s’était retrouvée étendue là : de jeunes feuilles pourpres et des bourgeons bleuâtres, de l’herbe courte, des graviers, des couches humides de feuilles mortes et quelque chose de vert pâle sans fleur sur le point d’éclore. J’ai observé tout cela un moment, avant de me relever pour examiner l’ensemble de la situation.

« C’est White ? » ai-je demandé à Dino. Je distinguais un sweat rose, des jambes couvertes de terre qui jaillissaient d’une minijupe, et de grands pieds nus aux ongles brillant des derniers éclats d’un vernis clair pailleté qui s’écaillait.

« C’est Wendy White ? » J’avais immédiatement compris que son corps était là depuis peu, certainement pas depuis sa disparition. Vu son visage émacié, tout au plus depuis quelques heures. Une odeur fétide, un peu viciée, sans être toutefois une odeur de décomposition, flottait dans l’air. La nausée m’a prise et la sueur s’est mise à perler le long de mon dos. Giles est passé de nouveau devant moi, avec des gants en caoutchouc et un masque de protection sur le visage. Ce n’était pas la façon de procéder quand j’étais à Cleveland.

« J’ai toujours pas réussi à le joindre, a dit Dino à Giles.

– Essaie encore. Il est peut-être à la ferme. »

J’ai écrit la date et l’heure dans mon carnet. Nous étions le 3 avril 2009. J’ai fait demi-tour pour revenir près de Dino et me suis tenue là silencieuse. Je n’avais rien à lui demander, j’avais tout sous les yeux.

Par la suite, j’ai eu le plus grand mal à ne pas arrêter de respirer quand je passais en voiture devant Tern Woods. J’apercevais le panneau annonçant les « bois », enfin ce qui restait d’une forêt pour être précise, un coin à peine plus grand qu’un pâté de maisons, et j’oubliais d’inspirer.

Le nom de Wendy White tout comme celui de Haeden sont connus du grand public à présent – les deux font partie du vocabulaire commun et évoquent systématiquement des images tragiques. J’ai été interviewée à plusieurs reprises sur le cas White et au sujet du 14 avril, et j’ai toujours essayé de replacer cette histoire dans un contexte social plus large, sans jamais réussir toutefois à en parler clairement. Je me suis appliquée à faire référence aux statistiques nationales de viol, d’enlèvements, de pauvreté rurale, de violence chez les adolescents, mais ensuite, au moment des diffusions, j’ai toujours fini par ne parler que du 14 avril ou, pire, par parler de moi.

La première et la dernière « reconstitution télévisée » à laquelle j’ai participé a eu lieu dans les tout premiers jours qui ont suivi la disparition d’Alice Piper. Une interview en studio pour laquelle on m’avait demandé de porter des lentilles de contact.

« Vous êtes arrivée en même temps que la police, a d’emblée annoncé mon interlocuteur.

– Oui.

– Cela faisait cinq mois que Wendy White avait disparu », a-t-il poursuivi, en accentuant légèrement le mot « mois ». Son visage, tendu, s’efforçait de me transmettre la réponse que j’étais censée donner. Soudain, dans le silence pesant qui s’installait, l’odeur de son eau de toilette m’a envahi les narines. Puis il a enchaîné : « Ce devait être une scène horrible. »

L’espace d’une seconde il a mis bas son masque ; il a levé les sourcils et hoché presque imperceptiblement la tête. Brusquement j’ai pensé qu’il allait me demander si j’avais eu du mal à marcher dans les bois en talons. Ou si mon petit ami avait dû venir me chercher parce que j’avais vomi ou que je m’étais pissé dessus. Je savais que je n’étais pas pour lui une source d’information. Je n’étais pas en train de lui raconter une histoire : je faisais partie intégrante de l’histoire.

Puis il a ajouté : « Avez-vous eu peur ? »

Je me souviens d’avoir eu envie de me lever et de m’en aller. Je me souviens de la chaleur des éclairages et de m’être dit, Je ne ferai plus jamais ça. Et de la vague sensation de paralysie qui m’a empêchée de partir mais pas malheureusement de rouler les yeux en faisant un geste agacé qui semblait dire « Allez, finissons-en », ce qui n’était pas la publicité dont j’avais besoin, étant donné ma « situation ».

Sur le plateau, je portais un rouge à lèvres rose pâle et un col roulé noir. L’entretien avait duré huit minutes mais ils avaient dû faire plusieurs prises car soit je louchais, disaient-ils, soit j’avais un petit sourire ironique, soit je haussais les épaules.

Quand j’ai regardé l’émission par la suite, je n’ai pas pu aller au-delà de ma réponse tant j’étais dégoûtée de me voir et tant j’avais honte d’avoir accepté de parler à nouveau de cette histoire.

« Euh, je soufflais en hochant la tête. Je ne vois pas ce que vous voulez dire.

– Laissez-moi vous demander quelque chose », poursuivait mon interlocuteur. Et il me posait la question qu’il voulait me poser depuis le début. La question qui faisait de moi son sujet et non sa consœur.

« Pourquoi avez-vous écrit ce que vous avez écrit après la découverte du corps de Wendy White ? »

J’aimerais replacer les événements dans leur contexte. Si vous voulez en savoir plus sur le 14 avril, vous n’avez qu’à acheter un de ces livres de poche qu’ils vendent aux caisses de Wal-Mart. Mais si vous voulez vraiment connaître l’histoire, il faut que vous sachiez où cela s’est passé. Et que vous sachiez pourquoi. Il faut que vous sachiez qui était Wendy White, et que j’ai fait des erreurs. Je n’ai jamais eu l’intention de faire partie de cette tragédie.

J’avais vingt-quatre ans quand j’ai accepté ce boulot. White en avait dix-neuf le soir où elle a quitté son travail à l’Alibi, et qu’elle n’a jamais réapparu. Je n’essaie pas de me soustraire à mes responsabilités. Disons que j’étais trop jeune pour voir ce que j’ai vu. Je voudrais simplement m’assurer de n’omettre aucun détail.

Avant ça, je travaillais pour un journal indépendant à Cleveland, et j’avais une petite vie sympa. J’habitais Schiller Street, où il y avait encore beaucoup de duplex et de vieilles maisons, et où les usines désaffectées et les anciens abattoirs étaient en train d’être transformés en studios ou en bureaux lumineux et hauts de plafond pour les start-up qui venaient de s’installer dans le quartier. Mon appartement était une espèce de grande boîte bien agencée, aux murs de briques apparentes et aux fenêtres en vitrail qui vibraient chaque fois qu’un camion passait dans la rue. Il était frais l’été et froid l’hiver, et l’escalier de secours surplombait les poubelles. La bizarrerie était de mise dans le quartier. Des sculpteurs, des peintres, des étudiants en art, et des hommes d’affaires louaient des locaux aux côtés de vieilles familles juives, slaves, et noires : plusieurs générations cohabitaient dans de vastes maisons divisées en appartements. Les papis et les mamies discutaient sous les porches, et les morveux à la langue bien pendue, sur le trottoir. C’était un quartier en pleine transformation, et qui deviendrait bientôt un centre d’affaires et de tourisme. À l’époque, je n’appréciais guère cet embourgeoisement, mais après quelques semaines à Haeden mon vieux quartier a commencé à me manquer terriblement, surtout les bruits : la circulation, les fêtes, les mômes dans la rue. Le silence absolu de mon nouveau chez-moi me réveillait la nuit.

Au début, je suis restée à Haeden parce que j’étais déterminée à écrire l’histoire qui allait changer ma carrière. Et parce que je voulais que figurent sur mon CV les mots « rédactrice en chef ». Mais je n’y suis pas restée de gaieté de cœur. Je n’avais jamais vu un endroit qui concentrait autant de Blancs que Haeden, et c’étaient des Blancs d’un ennui auquel je n’avais jamais eu affaire jusqu’alors. En dehors des musiciens qui jouaient au Rooster ou à l’Alibi, du type qui sculptait des ours et des aigles dans des souches d’arbres, et des dames qui tricotaient des couvertures afghanes ou peignaient des paysages sur des scies rouillées, il ne se passait pas grand-chose.

Avant que j’accepte le poste, le Free Press était dirigé par un type du nom de Stephen Cooper. Il avait été pendant trente ans rédacteur en chef, reporter et photographe. Tout le monde l’appelait « Scoop ». Sympa comme surnom, même s’il ne reflétait pas tout à fait la réalité. Un hebdomadaire dans une ville où il n’y a aucun autre journal et dont les principaux concurrents sont des tracts qui annoncent les soldes ou la prochaine brocante, n’a que rarement l’occasion de sortir un scoop. Et pourtant, avec celui du chef de la police, du responsable des travaux publics, du juge et du capitaine des pompiers, le poste de Scoop était l’un des plus en vue de la ville. Un petit réseau de personnes grâce auquel Haeden ne se réduisait pas à un simple point sur la Route 34 qu’on ne verrait même pas en passant par là si l’on fermait les yeux pendant huit secondes. Mon travail consistait à écrire tous les articles pour le journal, en gardant un ton général suffisamment accessible pour être repris en cas de besoin par les cinq autres journaux de la région. Weekly Circular était propriétaire de Free Press. Mon chèque de salaire venait de Syracuse dans l’État de New York et n’était pas signé mais portait le tampon d’un nom que je ne connaissais pas. Même si j’avais dans les faits pris le poste de Scoop, il aimait faire comme s’il était mon patron. Après tout, c’est lui qui m’avait fait passer l’entretien d’embauche.

Scoop sentait. Les oignons frits, la menthe ou la transpiration. Presque tous les jours il portait des bretelles jaunes et une chemise en flanelle, comme un uniforme. En hiver il ajoutait un maillot de corps sous sa chemise, et en été il remontait ses manches. Il était grand et très maigre et avait une barbe poivre et sel fournie dans laquelle les miettes se prenaient ; il la laissait pousser jusque sous ses yeux avant de se raser. Scoop passait au bureau une fois par semaine environ, pour voir comment les choses allaient. Le train-train, en somme, avant que l’histoire de White n’éclate.

En règle générale, Scoop était un type sympa et il écrivait plutôt bien. Il avait quitté Haeden dans les années soixante pour aller à l’école de journalisme, puis était revenu et avait pris la direction du journal, succédant à un autre type qui prenait sa retraite. Ces quelques années d’études avaient constitué le plus long séjour de Scoop loin de chez lui. À son retour il avait emménagé dans la maison où non seulement il était né mais aussi son grand-père, son père, et ses frères. Il avait épousé la fille avec qui il sortait au lycée : une femme intelligente et rondelette qui enseignait en primaire. Tout ça pour dire que ce n’était pas Scoop qui allait m’apprendre quoi que ce soit sur le métier.

Quelques jours après la disparition de White, Scoop m’avait emmenée au centre de tir, une distraction prisée dans le coin, pour laquelle je n’avais aucune aptitude. Puis il m’avait invitée à boire une bière à l’Association des vétérans de guerre, m’avait donné une bombe lacrymogène à garder dans ma poche, et m’avait dit de suivre de près l’affaire White. Je n’étais pas très contente de cette entrevue improvisée. J’avais mes propres idées d’articles, et l’histoire de White n’en faisait pas partie. J’avais supposé qu’elle s’était fait la malle à cause de l’ennui général, et je la comprenais parfaitement. Je devais sans cesse me rappeler à moi-même que si j’étais venue ici, à Haeden, c’était entre autres parce qu’il ne s’y passait rien. La tranquillité, le silence, les vieilles maisons, les labos de métamphétamine, la pauvreté et les champs de maïs à perte de vue : un coin paumé au milieu de nulle part, où les vies s’entrecroisaient par pure habitude. Le sens des choses avait perdu toute signification depuis un demi-siècle.

Pour moi, à part le lac, la rivière, et quelques petits coins de forêt, Haeden n’était plus qu’une ville en bordure de route – une route qui faisait aussi office de rue principale. Une succession d’étranges maisons et de vieux bâtiments en briques avec, un peu plus loin, des fast-foods et des centres commerciaux : Home Depot, Subway, Wal-Mart. À la lisière de Tern Woods il y avait un parking : une immense surface d’asphalte noir quadrillée de lignes jaunes qui recouvraient ce qui avant était encore la forêt. L’endroit se remplissait rarement, même aux heures où les gens faisaient leurs courses.

Haeden était censé être à la campagne. J’avais pensé voir des moutons et des vaches paître tranquillement à flanc de colline, mais le paysage n’avait rien à voir avec celui de mon imagination. Et c’est là-dessus que je concentrais mes reportages : la différence entre ce que les choses étaient en réalité et la représentation qu’on en avait. Dans tous les sens du terme, cette ville était aussi dévastée que les quartiers pauvres de Cleveland – problèmes d’environnement, coût de la vie, services psychiatriques défaillants, nombre disproportionné de vétérans de guerre, pauvreté, obésité – mais contrairement à Cleveland, les gens ici étaient isolés, éparpillés sur les routes du comté, et ils entendaient plus souvent l’écho d’un coup de fusil ou d’un moteur de tracteur que la voix d’un voisin.

À mon arrivée, Scoop m’avait dit de quitter les voies principales et d’aller explorer les grosses fermes. Ce qui m’enchantait. Il m’avait indiqué comment aller à la ferme laitière des Haytes, en m’expliquant qu’avec trois autres fermes l’exploitation des Haytes constituait la véritable économie locale, contrairement à ce qu’il appelait les franchises, c’est-à-dire les grandes multinationales.

J’attendais qu’il s’arrête de pleuvoir avant d’aller faire le tour des fermes. Il semblait pleuvoir sans cesse dans le centre de l’État de New York, il faudrait que je m’y habitue. Le ciel restait souvent d’un gris uniforme pendant plusieurs jours. Au premier rayon de soleil, j’ai pris la Route 227 en direction de nulle part et j’ai roulé vitres baissées avec la radio qui diffusait les Pretenders. Haytes Road était à huit kilomètres, et je n’ai eu aucun mal à la trouver, car l’exploitation accrochée à une petite colline verte était visible de loin.

À cause des pluies, le bas-côté de la chaussée s’était effondré, se transformant en fossé plein de boue, de pierres et d’herbe. L’air était lourd et humide. J’ai roulé au milieu de la route, pour ne pas m’enliser. Comme je m’approchais de la ferme, le chemin de terre s’est mué en une bande d’asphalte rutilant aussi large qu’une autoroute, qui menait au cœur du complexe. Plusieurs hangars métalliques noir et argent séparés par des routes étroites ou des sentiers : tel était le vaste empire des Haytes. Le domaine s’étendait sur une superficie équivalente à quatre ou cinq pâtés de maisons. Du haut de la colline, j’avais une vue d’ensemble. Je pouvais aussi sentir l’odeur.

Trois hangars, aussi grands que des terrains de football, sans fenêtre et parfaitement silencieux, étaient collés les uns aux autres. Deux énormes réservoirs à ciel ouvert d’un bleu sombre se dressaient à côté. La surface des millions de litres de fumier liquide qu’ils contenaient miroitait tels deux lacs géants. Une odeur chimique flottait dans l’air, non pas celle du fumier naturel mais quelque chose d’autre, quelque chose qui sentait le rance et le chlore. C’était écœurant, et même du sommet de la colline où j’étais, ça me brûlait les yeux. J’ai regagné la vallée, et l’odeur était pire, mais curieusement il n’y avait pas de mouches. Je n’entendais aucun insecte, ni aucun oiseau. Les terres autour des entrepôts étaient recouvertes d’une surface de béton lisse, presque polie. L’herbe alentour était jaunie, tirant sur le blanc. J’ai arrêté la voiture, observé les hangars et contemplé les gigantesques réservoirs de fumier.

Scoop m’avait dit que la propriété des frères Haytes était la plus vieille ferme du comté, antérieure même à la construction de la ville. J’ai compris à ce moment-là que je ne savais pas ce qu’était une ferme.

Et tandis que je parcourais les routes poussiéreuses pour regagner la ville, je me suis aperçue que je ne savais pas non plus ce qu’était la campagne. Les endroits abandonnés se succédaient kilomètre après kilomètre. Je pouvais voir l’intérieur des maisons délabrées, aux fenêtres sans volets, sans rideaux, et parfois sans carreaux. Je voyais littéralement à travers. À l’étage de l’une d’elles, une bâtisse coloniale décrépite, les ordures et les meubles s’entassaient jusqu’au plafond du premier étage ; le porche s’écroulait et était jonché de pots de peinture vides, d’outils rouillés, de bâches et de toiles. Les propriétaires ou les locataires semblaient s’être volatilisés, ou être morts sur place, sans que quiconque s’en rende compte. Plus loin sur la route, cinq cars scolaires rouillés, dont la peinture jaune s’écaillait sur les côtés, étaient posés sur des blocs de béton près d’une grange au toit défoncé. Il y avait sans doute eu une vente d’autocars à une époque, parce que j’en avais vu d’autres transformés en mobile homes sur des terrains plus proches de la ville, et le vieux Ross en avait un chez lui. Il y avait certainement eu aussi une liquidation des stocks de drapeaux américains et d’étendards à la mémoire des prisonniers de guerre.

J’ai traversé ensuite des champs et des champs de maïs et de soja, puis suis passée devant un terrain vague jonché de vieux tracteurs, de tondeuses à gazon et de matériel agricole en tous genres. Certains engins dataient de Mathusalem ; devant toute cette ferraille, un panneau en contreplaqué peint à la main était planté, annonçant : cherche tracteurs morts ou vifs. Un rouleau de grillage s’emmêlait autour d’une rampe d’irrigation ; des moissonneuses et des batteuses cassées ainsi que des objets métalliques non identifiables étaient éparpillés, oubliés comme autant de coquilles vides. Des machines hors d’usage à perte de vue.

Après le cimetière agricole, j’ai traversé une espèce de quartier de mobile homes vert ardoise et grisâtre qui s’agglutinaient près de la route. Des paraboles de toutes les tailles étaient disséminées dans les jardins. Il y en avait une aussi grande que le portique métallique d’une balançoire installée près d’une fosse septique. Des drapeaux américains et des étendards à la mémoire des prisonniers de guerre flottaient ici et là au sommet de hauts poteaux blancs. Parfois, des soucis poussaient dans des parterres improvisés avec des pneus de tracteur peints en blanc. Dans un des jardins, des décorations de Noël gisaient dans l’herbe : Jésus et Rudolf le renne au nez rouge, les yeux écarquillés, et partiellement recouverts de terre. Quelques marches en parpaing, permettant d’accéder au mobile home, étaient flanquées d’une barrière blanche en faux bois d’une soixantaine de centimètres de hauteur. Sur la porte cabossée était accrochée une couronne défraîchie. Personne ne jouait ni ne travaillait dehors, et à part quelques silhouettes que je distinguais assises devant la télévision, les mobile homes semblaient déserts ce jour-là.

Je suis passée plus loin devant des maisons de plain-pied avec garage, aux façades en PVC. Puis devant quelques vieilles maisons de campagne restaurées et plus petites, et d’énormes résidences avec fenêtres palladiennes démesurées et des étangs fraîchement creusés. Plus près de la ville, au bout d’une route sinueuse, une maison à l’architecture s’inspirant des temples grecs surplombait une prairie de phlox et de chicorée sauvage. Des bateaux bâchés sur des remorques étaient garés le long des allées à l’abri sous des préaux.

Je suis rentrée chez moi ce jour-là en sachant où je vivais vraiment, et en sachant que je n’allais pas pouvoir écrire là-dessus pour le minuscule journal local. J’étais excitée. Je me disais que je pourrais vendre cette histoire de ville fantôme en Amérique aux quatre coins du pays. Wendy n’avait pas encore disparu. Piper n’était pas encore un nom connu de tous. J’avais peur comme je n’avais jamais eu peur, même quand j’habitais Cleveland. La vallée au pied de Haytes Road me paraissait un endroit bien plus dangereux.

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