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Extrait du prologue
«Les joyaux de la Couronne»
Le soir du 8 avril 1999, à Minneapolis, une longue file de taxis et de citadines s'arrêtèrent sur South 6th Street devant des bureaux battus par le vent pour laisser descendre d'élégants passagers. Ces onze hommes étaient à la tête des plus grandes entreprises agroalimentaires américaines, qui employaient sept cent mille personnes et représentaient 280 milliards de dollars de chiffre d'affaires. Ils venaient fixer le cap de leur secteur pour les années à venir avant de passer à table pour un somptueux dîner.
Aucun journaliste n'était présent. Pas de compte rendu, ni d'enregistrements. Rivaux au quotidien, les PDG et les présidents de ces entreprises se retrouvaient pour une réunion aussi rare que secrète. Un seul sujet à l'ordre du jour : comment faire face à l'épidémie d'obésité naissante ?
Pillsbury, le géant de la pâtisserie, les recevait dans ses locaux, deux tours de verre et d'acier situées à l'extrémité est du centre-ville. Le vent du Midwest rugissait et les plus grandes chutes du Mississippi grondaient à quelques rues de là, près des anciennes minoteries en brique qui avaient fait de la ville la capitale mondiale de la meunerie plusieurs décennies auparavant. Les dirigeants grimpèrent dans les ascenseurs à destination du trente et unième étage.
Un haut responsable de chez Pillsbury, James Behnke, 55 ans, les accueillit. Il était nerveux mais croyait au plan que lui et quelques autres cadres de l'agroalimentaire avaient conçu pour attirer l'attention des PDG sur les problèmes de poids toujours plus préoccupants aux États-Unis. «Nous étions très inquiets, et à juste titre, car l'obésité était devenue une question majeure, rappela Behnke. On entendait parler de taxes sur le sucre et il y avait beaucoup de pression sur les industriels de l'agroalimentaire.» Tout en regardant les chefs d'entreprise s'installer, Behnke se demandait comment ils allaient réagir au sujet le plus délicat de la soirée : leur propre rôle dans cette crise sanitaire. Réunir ces capitaines d'industrie dans une même pièce pour discuter, en particulier d'un sujet aussi sensible, n'avait rien d'évident ; Behnke et les autres organisateurs avaient donc préparé la réunion en faisant attention au plan de table et en prenant soin d'aller à l'essentiel. «Les PDG des entreprises agroalimentaires ne sont généralement pas des techniciens, et ils n'aiment pas les réunions où, des ingénieurs abordent des sujets techniques dans un jargon qui l'est tout autant, expliqua Behnke. Ils ne veulent pas perdre la face, ils ne veulent pas s'engager, et ils cherchent surtout à rester distants et à conserver leur indépendance.»
Nestlé avait répondu à l'invitation, tout comme Kraft, Nabisco, General Mills, Procter & Gamble, Coca-Cola et Mars. Tous les leaders de la nourriture industrielle étaient présents. Ces adversaires acharnés, quand ils ne se retrouvaient pas pour des réunions secrètes, s'étripaient dans les supermarchés.
Cette année-là, General Mills avait dépassé Kellogg pour devenir le plus grand vendeur de céréales du pays, fidélisant ses clients grâce à une gamme ahurissante de produits et de saveurs inédits vendus à prix réduit. General Mills était aussi en position dominante au rayon laitages, démontrant à ses concurrents comme il était facile d'influencer les habitudes alimentaires des Américains. Yoplait, l'une de ses marques, avait déjà transformé le yaourt nature du petit déjeuner en un snack contenant deux fois plus de sucre par portion que les Lucky Charms, les céréales sirupeuses au marshmallow que le groupe commercialisait également. Grâce à l'image positive du yaourt, un encas sain et énergétique, les ventes de Yoplait grimpèrent jusqu'à atteindre 500 millions de dollars de chiffre d'affaires. Grisé par ce succès, le service innovation de General Mills alla encore plus loin et inventa un yaourt en tube - parfait pour les enfants - qui ne nécessitait pas de cuillère. Baptisé Go-Gurt, il fut lancé dans tous le pays quelques semaines avant la réunion (pour atteindre à la fin de l'année la barre des 100 millions de dollars de recettes).
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