Extraits

En général je ne fréquente pas les bars, car la fumée me dérange et les voix braillardes des clients avinés m’assourdissent. Depuis peu, pourtant, je me rends régulièrement dans un bar, Le Plaqueminier, car j’y retrouve souvent un employé d’une fabrique de mannequins. Sous l’emprise de l’alcool, je lui ai raconté mon histoire de mannequin et il m’a proposé de me montrer ceux qu’il fabrique. Il va sans dire que non seulement Tokie n’y était pas, mais je n’ai pas trouvé un seul mannequin qui aurait ne serait-ce qu’un centième de son charme. C’est difficile à expliquer, sans doute la plupart des gens seraient-ils incapables de faire la différence entre Tokie et les mannequins de cette fabrique, avec leur visage bien fait et leur silhouette parfaite, mais pour moi c’était indiscutable : je connais la valeur d’un collier de fils de fer et celle d’un collier de perles.

Yasue et moi sommes nés la même année, mais comme je suis de janvier et qu’elle est de la fin de novembre, c’est en fait presque comme si elle avait un an de moins que moi. Elle aussi était à Paris pour étudier l’art et venait donc sûrement d’une famille riche.

Lorsque j’eus vingt et un ans et Yasue vingt ans, nous retournâmes au Japon ensemble. Paris devait entrer dans la Première Guerre mondiale quelques années plus tard. Nous avons continué à sortir ensemble à Tokyo et je pensais même l’épouser, mais Tokyo, ce n’était plus Paris et sa solitude : Yasue avait de nombreux amis qui se la disputaient et je n’arrivais plus à suivre son train de vie extravagant. Nous nous sommes donc séparés, et même si j’ai appris par la suite qu’elle s’était mariée, nous ne nous sommes plus vus pendant un bon moment.

J’ai épousé Tae à vingt-six ans. Elle travaillait dans un magasin d’étoffes près du Lycée Départemental (aujourd’hui Université Municipale de Tokyo) que fréquentait mon jeune frère Yoshio. Il me l’a présentée à moitié pour plaisanter, mais notre mère venait de mourir et j’étais prêt à épouser n’importe qui pour combler ma solitude. Je venais d’hériter de notre grande maison et pouvais donc être considéré comme un bon parti.

Ce qui me dérange en revanche, c’est que Masako et ses filles ont commencé à s’intéresser à l’argent. Elles me répètent sans arrêt que c’est du gâchis de ne pas exploiter nos deux mille mètres carrés de terre et qu’on devrait y construire une nouvelle dépendance, avec des appartements qu’on louerait. Je leur ai dit qu’elles pourraient en faire ce qu’elles voudraient quand je serai mort. Mon frère Yoshio, qui loue actuellement son logement, serait sans doute d’accord avec elles. Si cela se faisait, il emménagerait là et pourrait vivre sans payer de loyer, en toute sécurité.

Selon l’astrologie occidentale, le corps humain est une sorte de sac, à la fois réduction et projection de l’univers. Chacune des six parties est donc protégée par une planète. La tête est soumise à ♂ (Mars), qui protège la constellation du Bélier. C’est-à-dire que comme cet endroit de l’espace-corps, la tête, est soumis à la constellation du Bélier, elle-même protégée par la planète ♂ c’est ♂ qui donne toute sa force à la tête. Le torse, lui, est soumis à la fois à la constellation des Gémeaux et à celle du Lion, et est donc protégé par les planètes ☿ (Mercure) et ☉ (le Soleil). Ou peut-être que, dans le cas des femmes, le torse se rapporte aux seins, auquel cas il dépend de la constellation du Cancer, régie par ☽ (la Lune).

Ce document est une nouvelle que j’ai écrite pour moi seul, je n’avais pas au départ l’intention qu’elle tombe sous les yeux de qui que ce soit d’autre.

Cependant, puisque je lui ai donné cette forme, c’est que j’avais dû envisager qu’un jour quelqu’un la lise, et c’est donc sous cette forme que je laisse ce qu’on pourrait considérer comme mon testament, ou mon « roman ». Je tenais à préciser les choses pour moi-même.

Si d’aventure après ma mort mes œuvres devaient connaître une postérité, comme ce fut le cas pour Van Gogh, je laisse toute liberté à la personne qui lira ces lignes de gérer cet héritage comme elle estimera que je l’aurais souhaité.