Extraits

C'est rare qu'un flic grimpe jusqu'à la maison, mais en général, quand il s'est tapé les dix minutes de pleine montée sur un chemin jailli de la roche dans sa bagnole crachotante, il en veut pour sa peine.

Un jour s'élève devant elle le château de Lusignan, dressé sur les hauteurs d'une petite ville aux halles riches et remuantes. Sa tour unique abrite un bassin creusé dans la pierre et une cheminée immense où elle fait brûler un tronc d'arbre chaque samedi. Elle décroche la lance du roi Elinas pour la décorer. De son bain, sa queue de serpent ointe et chérie, elle l'a contemple, un sentiment d'orgueil chevillé au ventre. Ce château rêvé par son père est désormais le sien.

Parfois, au début de la nuit, il a l'impression qu'il n'est plus dans ce monde, mais dans un autre, bien plus vaste et qui pourtant tiendrait dans un mouchoir froissé au fond d'une poche. Dans cet autre monde, il n'y a ni peine, ni douleur, ni temps qui passe. C'est un monde plein de poésie et qui... il ne sait pas comment dire... qui appartient à l'animal. Il se fond en lui comme on se glisserait dans un étang sans en déranger la surface. Dans ce monde-là, il entend une voix, très douce, qui lui dit je t'aime, reste-là, je ne dure pas mais reste-là, le temps t'oubliera sans doute. Quand ça se termine, quand la nuit a étendu son emprise sur toute chose, a fait rentrer le chien, a éloigné le loup, il sent son corps dans ses moindres particules, tout lui est douleur.

Il crèvera au crépuscule, il le sait, il l'a trop souvent dit, parce qu'il sera là pour le prendre dans ses bras, le bercer comme sa connasse de mère ne l'a jamais fait et le déposer au creux d'un coin doux, un coin de mousse, comme disait il ne sait plus quel poète, avec deux trous au côté droit : un pour le coeur et un pour le foie, vu ce qu'il a picolé dans sa vie.

" Parce que tu as le coeur à droite toi ? ricane Hannah, dans sa mémoire. Parce que tu a un coeur ?!"

Il en a un. Pas fiable, son coeur. Il s'étouffe avec. Il paraît même que c'est une maladie, une malformation, d'avoir un coeur pareil. Trop rythmé, trop sensible, ce qui lui valait l'assurance de se prendre plus de rtempes que les autres. Un coeur qui lui a fait faire tellement de conneries, qui lui a valu tellement de gifles et de coups de pied qu'il a fini par flipper dès qu'il se mettait en branle. Un coeur qui l'empêchait de tuer quoi que ce soit de vivant, même pas le plus petit des insectes, même pas les punaises de lit qui le bouffaient chaque nuit, un coeur qui le fait s'essouffler plus vite que les autres, depuis l'enfance, et le laisse toujours à la traîne.

Un traitre, ce coeur.