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La gare de Milan est une grande et belle gare, très haute et très vieille, avec des fenêtres dignes de ce nom, en bois sculpté, ornées de splendides décorations qui rappelleraient presque le style Art nouveau. Comme dans toutes les grandes gares internationales, c'était la cohue. On risquait sans cesse de se faire bousculer si l'on ne prêtait pas attention. Moi, j'avais une route toute tracée. Avec ses yeux de verre, Erika me frayait un passage et, en cette veille de Noël, j'avançais à travers cette gare bondée, tel le peuple d'Israël à travers la mer Rouge. Derrière moi les vagues se refermaient.Le train était plein à craquer. Aucun wagon-restaurant en vue, je n'avais pas d'autre solution, il fallait que je reste debout dans le couloir, avec Erika dans les bras et mon sac coincé entre les jambes. Mais quelqu'un me fit signe d'un compartiment à six places : «Donnez-moi votre cochon, je vais vous le tenir !» Erika atterrit sur les genoux d'une vieille femme qui la tripota et la renifla de tous les côtés. Puis elle passa de genoux en genoux et de bras en bras, sous mon regard jaloux et méfiant. J'étais aux aguets, je faisais extrêmement attention à ce que personne ne tourne trop autour des yeux de verre d'Erika. Étant moi-même du genre à piquer les pampilles des lustres de cristal des hôtels, je connaissais la méchanceté des gens. Il ne fallait pas m'en raconter !Le train traversa un paysage désolé de cités ouvrières délabrées où logent les employés des usines qui fabriquent les autos, l'amaretto et le mobilier. À tous les balcons pendaient des guirlandes de lumières de toutes les couleurs - qui faisaient plutôt penser au carnaval qu'aux fêtes de Noël. Je voyais des clignotements dans les palmiers et dans les buissons de lauriers-roses, et aussi des chats malingres dans des jardinets desséchés.Une tristesse soudaine m'envahit. Je me sentais si seule, si misérable, si laminée par tant de pauvreté et de saleté. D'un geste brusque, j'exigeai qu'on me rendît Erika et enfouis mon visage dans son gros cou douillet. Je repensai alors aux Noëls de mon enfance, à tous ces Noëls qui n'étaient pas de vrais Noëls parce que ma mère ne voulait entendre parler ni d'église ni de religion catholique. Comme elle ne tolérait aucune fête religieuse, Noël n'avait tout simplement pas lieu. Chez nous, il n'y avait ni sapin ni cadeau, et c'était une chose difficile à comprendre pour un enfant.
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