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Premier jour

Les trois hommes eurent terminé avant la tombée de la nuit. Il fallait appliquer la peinture rapidement, et c'était difficile. Ensuite, ils se reposèrent en fumant dans le crépuscule naissant, adossés à un énorme rocher. Le petit bateau était une yola. Ils l'avaient repérée dansant sur l'eau près d'une île, attachée à une bouée dans le port naturel que formait le rapprochement de deux petites langues de terre, et l'avaient halée sur le rivage. Ils avaient recouvert d'épaisses couches de noir son bleu-gris pâle d'origine, ainsi que son nom, Bonita, et les chiffres blancs de son immatriculation. Ils avaient passé une couche plus mince sur les feux. En mer, même s'ils devaient un jour naviguer feux allumés pour éviter quelque récif, ce barbouillage rendrait les lumières floues et changeantes ; et permettrait peut-être qu'on les prenne pour une curiosité marine phosphorescente. Il ne leur restait plus qu'à remplacer le moteur par celui, plus puissant, qu'on leur avait déposé la veille sous une tente de toile dissimulée par des branches et des broussailles. Les deux hommes les plus âgés vivaient depuis plus de quarante ans dans le même village de Saint-Domingue. Le plus jeune, un Américain de vingt ans à peine, ne saisissait que quelques mots de ce qu'ils disaient. Il aurait pu parler couramment depuis le temps, mais préférait ne pas le faire. Il comprit tout de même que « la mer finit toujours par céder son poisson », entre autres choses. Il identifia les mots « temps » et « soupe ». Ces types étaient pour lui « Ernesto » et « Carlo » ; mais il soupçonnait ces noms de ne pas être les vrais. Pour ce genre de travail, les hommes passaient chaque année quelques semaines au Honduras, chez des gens dont on leur avait indiqué les noms. Il s'agissait à chaque fois de personnes différentes, de cousins de relations qui connaissaient ces types sous d'autres noms. Chaque fois qu'ils faisaient halte quelque part pour manger ou se reposer, ils croisaient d'autres hommes sans nom. Il semblait y avoir une quantité infinie de gens prêts à se défaire de leur nom et de leurs souvenirs pour cinquante dollars américains. Il ne les avait rencontrés qu'une seule fois auparavant. À l'époque, ils le dégoûtaient. Ils le terrifiaient à présent. Il espérait bien ne plus jamais les revoir.

Le jeune homme aspira la fumée suave, renversa la tête en arrière et songea à sa sœur. La dernière fois qu'il l'avait vue, elle avait sept ans, elle était déguisée pour Halloween en cheval de manège, une tenue fabriquée par leur mère avec des collants noirs et du papier mâché. II se souvenait que son père avait dit que lui n'avait pas besoin d'un déguisement pour avoir l'air d'un monstre. Sa mère avait pris sa défense dans un réflexe protecteur tout naturel. Mais le jeune homme était conscient de lui avoir fait honte, à elle aussi, tandis que son frère, encore au lycée, lui faisait honneur. Lui n'avait même pas terminé le lycée. Son frère apportait à la maison bonnes notes et trophées. Ses propres expériences en matière de drogue et d'ivrognerie avaient failli lui valoir la prison et coûté pas mal d'argent à son père, sans parler, pire encore, de ce que ce dernier pouvait éprouver au sein de son cercle d'amis fortunés. Le jeune homme n'aimait pas le sport. Après avoir passé l'âge des parties de base-ball au parc, il s'était tourné vers des activités plus tranquilles. Si c'était égal à sa mère, son père, en revanche, le considérait comme velléitaire. Les beaux gaillards avec leur grande gueule et leurs discours extrêmes le mettaient mal à l'aise, lui faisaient presque peur. Il ne ressemblait pas aux fils des amis de son père. Ceux-là étaient partis depuis longtemps pour l'université de Brown ou celle de l'État du Michigan. Un jour, son frère intégrerait lui aussi une bonne fac. Et pourtant, son frère l'aimait. Et sa mère ne l'aimait pas moins qu'elle n'aimait son frère. Elle pensait qu'il sortirait des chemins dans lesquels il s'était égaré malgré lui.

Il lui arrivait de le croire, lui aussi.

Il en était là de ses réflexions quand Ernesto suggéra en aparté à Carlo d'offrir une taffe de ce qu'ils fumaient au propriétaire de la Bonita. Carlo s'en amusa tellement qu'il tomba délibérément à la renverse, riant comme seul un homme servile peut le faire, comme un chien faisant le beau pour son maître. Carlo était stupide, ce qui ne le rendait pas moins dangereux qu'Ernesto aux yeux du jeune homme.

Le propriétaire de la petite yola était assis à distance, le dos calé contre un gros rocher lui aussi. Il n'émit aucun commentaire sur la proposition d'Ernesto pour la bonne raison qu'il était mort.

Tel un héron d'une espèce rare arraché à son milieu naturel, Olivia Montefalco fit une entrée royale dans la chaleur et le vacarme de l'aéroport international O'Hare. Bien qu'on soit en juin, elle portait un tailleur de laine blanche, des sandales blanches à talon haut et d'immenses lunettes de soleil serties de petits diamants. Tous ceux qui la croisaient étaient certains de l'avoir déjà vue quelque part, en photo dans un magazine, peut-être ? Et reculaient pour la laisser passer. Pour la grand-mère qui se hâtait de retrouver sa fille afin d'attraper le Sunjet à destination de Las Vegas, Olivia était cette actrice, vous savez, celle qui jouait dans ce film qui racontait l'histoire de cette artiste qui avait un petit ami fantôme... C'était un joli film, n'était tout ce sexe, sexe, sexe. Elle avait les cheveux courts, comme Olivia. Un pilote qui sautait d'une navette d'hôtel — de façon un peu trop athlétique, mais destinée à impressionner le personnel navigant, espérait-il — eut la certitude d'avoir eu cette femme à bord d'un charter qu'il avait emmené un jour en Crète. Contrairement à la grand-mère parieuse, il avait raison.

Inconsciente des regards que braquaient sur elle ses ompagnons de voyage et les fumeurs matinaux hagards, Olivia se jucha sur la pointe des pieds pour balayer les rangées de limousines, de véhicules utilitaires et de voitures de police. Où était l'énorme engin que conduisait Tracy ? La dernière fois qu'elle l'avait vu, il était rempli jusqu'au toit par Cammie et une douzaine de ses coéquipières de football, jacassant toutes comme des pies dans une odeur de chaussettes sales. Olivia n'en revenait pas que Tracy parvienne à travailler à plein temps, cuisiner pour Jim, rendre visite à ses parents, écrire des lettres et entraîner en plus l'équipe de foot. Peut-être avait-elle une autre voiture, maintenant que Cammie était grande.

Deux porteurs traînaient à la suite d'Olivia, telle une paire de bœufs s'échinant à pousser les édifices chancelants de valises turquoise Henk van de Meene. Elle leur fourra dans les mains des liasses de dollars froissés et les gratifia d'un sourire si lumineux qu'ils eurent le sentiment d'avoir reçu davantage qu'un pourboire. Olivia avait expédié par bateau la plus grande partie de ses affaires, mais les petites choses indispensables qui la consolaient après ces vingt années passées en Italie voyageaient avec elle, dans quatorze bagages assortis.

Olivia se mordit les lèvres — geste qui, lorsqu'elle était mariée à Franco, était assuré de lui valoir sous peu quelque bijou — et se demanda si Tracy l'avait oubliée. Olivia n'avait pas écrit depuis des mois, pas depuis le déferlement de coups de fil et de propositions d'aide de Tracy pendant la maladie de Franco. Peut-être avait-elle mérité de se retrouver abandonnée à l'aéroport ? Mais c'était le genre de questions sur lesquelles Olivia évitait de s'attarder.

D'une main sûre, sa cousine Janis dans le fauteuil passager, Tracy manœuvrait son énorme fourgon au niveau des arrivées.

— La voilà ! C'est Olivia ! Derrière ces valises incroyables ! s'écria Holly Solvig depuis la banquette arrière. Je me demande combien ça peut coûter, un excédent pareil ! Jamais vu personne avec autant de bagages !

— Tu l'as déjà dit, répliqua sèchement Janis.

Tracy protesta gentiment :

— Jan, Hols. Allez... Si c'est vraiment Olivia, vous savez comment elle est. Vous savez bien qu'elle a de l'argent. Ce que j'espère, c'est que je ne me suis trompée ni de compagnie aérienne ni de jour.

Olivia n'était rentrée aux États-Unis que deux fois en vingt ans, l'une à l'occasion du mariage de son frère, l'autre pour l'enterrement de son père. Chaque fois que Holly et Tracy étaient venues la chercher, les retrouvailles s'étaient déroulées de la même façon : Olivia changeait complètement d'apparence, comme d'autres changeraient de vernis à ongles. Mais dans la mesure où Holly et Tracy Kyle restaient toujours les mêmes, Olivia ne manquait jamais de les reconnaître ; et elle n'y manqua pas ce jour-là.

— Je t'avais bien dit que c'était elle, Trace, redit Holly d'un ton triomphant. Regarde, elle nous a vues ! Elle nous fait le salut des Parraines.

Tracy jeta un coup d'œil derrière elle et faillit emboutir une Saab. C'était leur signe de reconnaissance, le y du langage des signes, petit doigt et pouce tendus.

— Regarde-moi ces lunettes. On dirait la mère de Mario SanGiaccamo à la piscine du country-club en 1970 ! Elle est westbrookienne à mort ! Maintenant, il va nous falloir une demi-heure pour faire le tour et la récupérer !

Holly se sentit ridicule, à quarante-deux ans, de faire le signe du y par la lunette d'une camionnette. Elle essaya de rectifier le tir en faisant d'autres signes glanés au cours des années qu'elle avait passées à l'hôpital, ceux pour « pas vrai » et « parlez-moi », de façon à ce que les passants croient qu'elle s'adressait réellement à un malentendant.

— Pas possible ! s'écria Janis à son tour. Qui que soit cette femme, elle a au moins dix ans de moins que nous !

Aussitôt, comme répondant à un starter, les trois femmes cherchèrent discrètement un support réfléchissant dans la voiture pour entreprendre le genre d'inventaire auquel on procède avant l'achat d'un maillot de bain. Chacune brodait mentalement sur le même thème : si cette femme était vraiment leur vieille copine, alors son apparence relevait plus de la magie que de la chirurgie.

— Mais c'est trop elle ! insista Holly qui, à genoux sur la banquette pour regarder par la lunette, retombait dans le langage adolescent. C'est Olivia Seno, la duchesse Montefalco...

— La comtesse, la corrigea Tracy. Et ça fait huit ans que tu ne l'as pas vue, Hols.

— Le comte de Monte Crisco si tu veux, pour ce que j'en ai à fiche, dit Holly. Tout ce que je sais, c'est qu'elle aimerait bien que tu fasses marche arrière !

Tracy freina brutalement et, aidée de la toute-puissance de General Motors et sous les cris de Holly (« Il y a une femme gravement malade là-bas ! On doit lui porter secours ! Dégagez ! »), recula sa fourgonnette en direction d'Olivia, au milieu d'une horde de véhicules qui protestaient avec véhémence. Olivia bondit et grimaça de joie. Les gens sourirent avec divers degrés d'audace. L'aspect rutilant d'Olivia, qui avait l'air d'une publicité vantant les bienfaits de l'acide folique, leur faisait tous prendre conscience de leurs aisselles transpirantes et de leurs cheveux de jeudi matin, de leurs pantalons de yoga pour Jan et Tracy, et de ses jeans coupés dans le cas de Holly, si moulants qu'elle se serait luxé le pouce en essayant de glisser la main dans sa poche.

Vingt-cinq ans auparavant, elles étaient toutes les quatre inséparables, une véritable unité de combat en bas résille noirs sous l'uniforme scolaire en tissu écossais bleu marine, blouson en simili cuir de chez J.C. Penney jeté par-dessus l'épaule. Fausses innocentes, elles avaient arpenté les couloirs du lycée Sainte-Ursule en mâchant du chewing-gum et lâchant des vannes. Coriaces, mais n'ayant jamais balancé le moindre coup de poing, elles la jouaient hors-la-loi mais n'avaient jamais manqué un couvre-feu. Vingt- cinq ans auparavant, elles s'étaient baptisées les Parraines (en hommage au film de Coppola que tout le monde avait vu au moins dix fois). Holly, qui à la différence des autres n'avait pas une goutte de sang italien, avait même dû teindre ses cheveux, naturellement filasse, couleur chapeau-de-sorcière, et en adopter la texture. En classe de seconde, elles avaient hissé un soutien-gorge bonnet E en haut du mât. Du troisième étage, en plein cours de maths, elles avaient regardé sœur Mary Vincent se démener contre le vent de mars pour le redescendre, sans pour autant que le drapeau de l'ordre et celui des États-Unis ne touchent terre, tout ça parce que le concierge, un débonnaire nommé Vili, était trop gêné pour s'en charger lui-même. En première, une fois Janis et Tracy munies de leur permis de conduire et de l'autorisation d'emprunter la Bonneville de leur grand-père le samedi soir, elles étaient passées chez Benny's Beef ramasser des malins du lycée de Fenton, des petits durs à cuire. Elles avaient garé la voiture sur le parking réservé aux livraisons derrière le terrain de golf : quatre couples pour deux banquettes en cuir. Par défi, elles avaient bu du whisky chapardé par Janis dans le bar du grill de son père, assises sur la tombe d'Alphonse Capone au cimetière des Saints-Innocents. En terminale, elles avaient peint à la bombe sur la place de stationnement du proviseur : « C'est nous qui faisons trembler les murs de Sainte-Ursule ! » Juste avant de quitter le lycée, Olivia tomba follement amoureuse d'un étudiant de Loyola et Tracy se retrouva couverte d'urticaire, à s'en lacérer les bras, accablée qu'elle était sous le poids de ses devoirs de fin de trimestre ajoutés à ceux d'Olivia, en anglais comme en cours de civilisation. Sur ce, le garçon de Loyola tomba amoureux d'Anna Kruchenko, et une semaine avant le bal de fin d'année, Olivia se servit des ciseaux du cours d'arts plastiques pour couper la tresse d'Anna, longue de cinquante centimètres.

Une semaine après le bal, la mère d'Olivia subit une hystérectomie. Tandis que les femmes adultes évoquaient à mots couverts et inquiétants un « carcinome », Olivia vint habiter un mois chez Tracy, durant lequel elle perdit neuf kilos, creusant ses joues sous les pommettes qui encadraient ses yeux immenses. À l'époque, les filles portaient du 38, du 40 et du 42 — pas du 36 ou du 34. L'extrême maigreur n'avait pas encore été érigée en norme. Mais la beauté spectrale d'Olivia poussa les garçons à se battre pour elle comme des élans en rut, parfois jusque sur le trottoir devant chez Tracy. Et même si Livy ne s'était quasiment plus jamais autorisée à être autrement que concave, elle avoua à Tracy qu'elle avait fait le vœu sacré de ne manger que du pain si sa mère s'en sortait, fourrant chaque soir les petits pois et les côtelettes de porc dans sa serviette. C'étaient les seules fois où Tracy avait vu Olivia pleurer. Elle n'avait même pas pleuré à l'hôpital, à Florence.

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