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Extrait ajouté par chewiie-lii 2012-02-27T18:43:22+01:00

Chapitre 1 :

Dixonville, Oregon, 1874

— Jane Charlotte, tu devrais avoir honte de sortir avec ton chapeau aussi mal installé ! Regarde-moi ça ! On dirait un sac tombé sur ta tête ! Il est tout de travers !

Avec un gros soupir, Jane redressa, d’un doigt, le chapeau de paille qu’elle avait posé, il est vrai, avec beaucoup de négligence sur ses cheveux noirs.

— Maintenant, tu vas me faire le plaisir de rentrer ton chemisier dans ta jupe et de serrer un peu mieux ta ceinture. Tu ne peux pas aller traîner en ville en donnant l’impression que tu n’as pas de servante pour t’aider à t’habiller.

Jane se retourna face à sa mère, assise sur le canapé de damas vert bien usé, un livre ouvert — Tennyson, comme d’habitude — dans ses mains amaigries.

— Nous n’avons pas de servante, maman. Tu ne te rappelles pas ? Odélia, nous l’avons laissée à Montclair avec tante Carrie. Junon, elle est partie avec ce métayer dont j’ai oublié le nom : c’était juste après la guerre. Nous sommes toutes seules ici, maman. Nous n’avons plus personne pour nous servir.

Le front blanc de sa mère se rida sous l’effort de réflexion. Elle répondit :

— Pour te dire la vérité, ma petite fille, j’aime mieux ne pas me souvenir de tout cela, mais ce n’est pas une raison pour se laisser aller. Alors, tu vas me faire le plaisir de rentrer ton chemisier dans ta jupe, comme je viens de te le dire. Ensuite, tu diras à ton père où tu t’en vas si vite.

Le cœur de Jane se serra à l’évocation de son père. Papa était mort, on l’avait inhumé dans le verger. Son chagrin renaissait chaque fois qu’elle pensait à lui. Là encore, maman aimait mieux ne pas se rappeler. Pourtant, l’enterrement n’avait eu lieu que trois jours plus tôt.

Parfois, maman s’imaginait qu’elle habitait encore à Montclair, dans le comté de Marion, et que, comme aux jours heureux mais déjà lointains, elle se reposait sous le grand chêne, en buvant de la limonade fraîche.

Jane se pencha pour déposer un baiser sur la joue de sa mère. Elle lui prit la main.

— Je ne m’absente pas longtemps, maman. Pendant que je fais mes courses, tu nous trouveras un joli poème de M. Tennyson à nous lire ce soir, après le dîner.

— Jane Charlotte, il faut que tu salues ton père avant de partir. Mais je n’ose pas penser à ce qu’il dira quand il saura que tu vas te promener sans chaperon.

Jane se mordit la lèvre. Elle eut envie de hurler : « Papa est mort ! Mort ! Tu ne comprends pas ? Il est parti ! Nous ne le verrons plus ! » Mais il ne servirait à rien de se mettre en colère. Maman oublierait tout en moins d’une minute, et Jane aurait mal à la gorge pour s’être égosillée.Sa mère refusait le malheur, elle faisait semblant de croire qu’il n’existait pas. Mais peut-être fallait-il remercier le Seigneur qu’elle eût choisi de se réfugier dans le passé. Cela lui évitait de s’effrayer du présent, affreux.

Jane s’effrayait pour elles deux.

Elle se redressa, arrangea les plis de sa tenue en satin bleu foncé qu’elle avait taillée dans une vieille robe de bal de sa mère, et se dirigea vers la porte de devant. Au passage elle nota que la peinture, autour de la serrure, s’écaillait. Cette porte avait besoin d’être repeinte.

Toute la maison avait besoin de réparations : elle menaçait de tomber en ruine.

Leurs vies aussi avaient besoin d’un bon coup de peinture, pour ainsi dire.

Plusieurs années s’étaient écoulées depuis la première fois que Jane avait mis le nez dans la malle renfermant les vieilles robes de sa mère. Combien de temps pourrait-elle encore s’habiller en retaillant des choses démodées ?

— Au revoir, maman ! Je serai de retour à temps pour te préparer le thé.

— Jane Charlotte, il faut parler à ton père…

La jeune fille n’entendit plus la voix frêle de sa mère quand elle referma la porte. Elle descendit, sauta plutôt, les trois marches du perron, sous le porche branlant.

Parler à ton père… Jane grinça des dents. Papa… S’il était encore de ce monde, il y avait deux ou trois vérités bien senties qu’elle aurait aimé lui jeter à la face : « Papa, tu nous as arrachées au monde que nous connaissions, que nous aimions, en nous promettant qu’ici, tout irait mieux. Mais tu es mort et nous sommes encore plus seules. Nous n’avons plus de fortune et s’il ne se produit pas de miracle, nous sommes sur le point de mourir de faim. »

Bon, alors maintenant, ça suffit ! Une jeune fille du Sud, quand elle est bien élevée, n’adresse pas de reproches à ses parents, quels que soient leurs torts réels ou supposés. Encore moins en public ; et surtout pas quand ce public est composé de Yankees.

Ces principes élémentaires rappelés, Jane se dirigea, d’un pas décidé, vers la porte qui donnait sur la rue. Au passage, elle accorda un regard désolé aux plates-bandes envahies par les herbes folles et aux rosiers échevelés, le long de la barrière, qui croulaient sous les fleurs fanées. Triste spectacle. Mais Jane ne pouvait pas faire la cuisine et le ménage, la vaisselle et la lessive, et s’occuper encore du jardin auquel sa mère avait consacré beaucoup de son temps, avant de tomber malade.

Oh, papa, que dois-je faire ?

Depuis des mois et des mois, et bien avant la mort de son père, elle avait l’impression d’être un pauvre moineau tombé sur le sol qui, malgré ses efforts, n’arrivait pas à retrouver le chemin du nid, parce qu’il était trop haut, trop loin.

Eh bien, il faut voler. Agite tes ailes, tu finiras bien par y arriver.

Avec force, elle referma derrière elle la porte de la barrière et grimaça parce que les gonds rouillés grinçaient de façon intolérable. Encore une réparation à entreprendre. D’un geste rageur, elle arracha sa robe aux épines des rosiers qui débordaient sur la rue. Puis elle s’arrêta pour respirer. Elle n’avait plus de souffle.

Elle se sentait dans la position du petit David s’apprêtant à affronter le géant Goliath.

Simplement, la partie serait plus terrible pour elle.

Elle ouvrit l’ombrelle empruntée à la garde-robe de sa mère, et, lentement, se mit en marche. Au bas de la route poudreuse et brillante sous le soleil implacable, s’étendait la ville.

Dans cette ville attendait l’ennemi.

Goliath était un Yankee.

Jane enfonça son chapeau sur sa tête et marcha plus vite.

Désolée, papa, mais tu ne m’as pas laissé le choix.

*

* *

— Dell, elle arrive !

— Qui ?

— Miss Jane ! Tu devrais voir ça… Ce port de tête… Cette démarche ! Tu veux mon avis ? C’est vrai qu’elle est belle comme la reine d’Angleterre !

Rydell Wilder se redressa dans son fauteuil.

— Vous êtes sûr que c’est elle, Gaucher ?

— Dis, gamin, qu’est-ce que ça veut dire ? Ma vue est toujours aussi bonne ! Tu sais que tu m’énerves, par moments ? Tu ne veux jamais croire ce que je te raconte. Puisque je te dis que c’est elle !

Rydell se leva et s’approcha du vieil homme qu’il regarda droit dans les yeux. Gaucher Springer était le seul homme au monde en qui il eût une entière confiance. Sa vie en danger, c’est vers lui qu’il se serait tourné pour être sauvé.

Barton Springer — Gaucher depuis qu’il avait perdu son bras droit à la bataille de Shiloh — ne parlait pas pour ne rien dire. Il avait été le premier à ouvrir un compte dans la banque que Rydell avait fondée alors qu’il avait tout juste vingt-trois ans. A ce titre, il était le seul client autorisé à utiliser l’entrée sur le côté de la banque, celle qui donnait accès directement au bureau directorial. Rydell, attentif, attendait les détails.

Gaucher lui décochant un regard interrogateur, il éclata de rire. Pas une seconde il n’avait cru que miss Jane Charlotte Davis pût se diriger vers sa banque. Ou alors, c’est que les dents commençaient à pousser aux poules.

Les yeux très bleus du vieil homme brillaient de malice.

— Tu ne penses plus à elle, n’est-ce pas ? demanda-t il.

— Qu’est-ce que vous croyez ? Je ne pense plus à elle depuis belle lurette ! C’est du passé, tout ça… Je me donne encore dix ans pour respirer normalement.

— C’est bien ce que je pensais. Dell, je dois t’avertir. A mon avis, miss Jane a une idée derrière la tête et tu ne vas pas tarder à la connaître.

— Mais non ! Je crois que vous vous trompez. Qu’est-ce que cette petite aurait à faire avec moi ? Je vous le demande un peu.

— Je suis sûr de ce que je dis. Il n’y a qu’à voir sa démarche décidée, son regard flamboyant. Tu ne pourras pas dire que je ne t’aurai pas prévenu.

Rydell haussa les épaules, mais il lui semblait qu’une main de fer lui broyait le cœur depuis qu’il était question de Jane Charlotte. Il déclara :

— Jane Davis a reçu une éducation qui ne lui permet pas d’avoir une idée derrière la tête, quelle qu’elle soit. Ses parents l’ont bien dressée, permettez-moi de vous le dire. Comme ça, sans savoir, je dirais qu’elle est allée faire quelques courses au bazar et qu’elle se dépêche de rentrer à la maison parce qu’elle a peur d’être en retard.

— Merci du conseil, Gaucher, dit Rydell en lui tapotant l’épaule. Je vous paierai une bière, à l’occasion.

— Au revoir, gamin.

De nouveau seul dans son bureau, il s’assit, mit son fauteuil en équilibre sur les pieds de derrière, posa ses pieds sur la table et ferma les yeux.

Jane…

Depuis des années il portait en lui le nom et le souvenir de la frêle et timide jeune fille qui l’avait remercié avec tant de gentillesse quand il avait houspillé la bande de petites brutes qui la terrorisaient dans une cour de récréation.

Elle était alors nouvellement arrivée en ville et à son accent il n’était pas difficile de comprendre qu’elle venait du Sud. Quel âge pouvait-elle avoir alors ? Quatorze, quinze ans ? Elle était… différente. Elle portait des robes trop chic pour une petite ville comme Dixonville et ses manières étaient celles d’une demoiselle ayant reçu une excellente éducation. Pour ces deux raisons elle était détestée. A l’aller comme au retour, les écoliers la poursuivaient sur le chemin de l’école, ils lui jetaient des cailloux et hurlaient :

La Jane la Jane la Jane,

Elle se prend pour la reine,

Mais elle n’a rien dans la cervelle,

Et en plus elle n’est pas belle.

Rydell ne supportait pas ces incessantes railleries. Lui aussi était en butte à l’hostilité des garnements, mais il pouvait se défendre, alors que Jane ne le pouvait pas. Un jour que les persécuteurs devenaient vraiment méchants, il avait pris la défense de Jane, il s’était battu pour elle. A la fin de ce combat dont il n’était pas sorti sans plaies et bosses, elle avait posé sa petite main sur lui et avait murmuré ce simple mot : « Merci. »

Elle n’était plus jamais revenue à l’école. Rydell avait entendu dire, plus tard, que les parents de la jeune fille lui prodiguaient leur enseignement à la maison.

Dès la fin de sa scolarité, Rydell était devenu l’homme de confiance de Gaucher Springer, puis il avait ouvert sa banque parce qu’il avait des ambitions. Pendant toutes ces années, il n’avait plus revu Jane qui grandissait dans la grande maison jaune, au sommet d’une colline, un peu à l’écart de la ville.

Il avait essayé de l’oublier.

La banque de Rydell Wilder se trouvait à l’autre extrémité de Dixonville. Ce bâtiment de deux étages, d’un blanc éclatant, se voyait de loin. C’était le seul qui parût en état de résister aux tempêtes de neige sans craindre de perdre son toit par envol ou par effondrement ; le seul, aussi, capable de supporter le soleil brûlant des mois d’été sans que s’écaillât sa peinture.

Jane hésita un moment. Puis elle traversa la rue et monta sur le trottoir de bois longeant la banque.

Sur sa manche, une tache lumineuse, de la taille d’une pièce de un dollar d’argent, attira son attention. Elle leva les yeux vers son ombrelle et poussa un soupir d’exaspération. Un gros trou était apparu dans la soie noire, décolorée et passablement usée. Que faire ? Elle avait la possibilité, bien sûr, de réparer avec un morceau de tissu prélevé sur une vieille robe de sa mère. Ou alors, elle pouvait oublier et se promener avec son ombrelle trouée. Devant l’hôtel Excelsior, sa tentation fut grande de fourrer l’ombrelle sous l’abreuvoir à chevaux. Mais elle savait très bien qu’elle n’aurait pas les moyens d’en acheter une autre.

Elle était pauvre, très pauvre.

C’était d’ailleurs pour cette raison qu’elle venait en ville.

Elle s’arrangerait de l’ombrelle abîmée ; et ce n’était pas si grave, en vérité. Mais le motif qui l’amenait dans cette banque était plus important, beaucoup plus important, si important qu’il en devenait effrayant. Rien que d’y penser, en entrant dans la banque, elle tremblait de tous ses membres. Pour la cent millième fois en trois jours, elle se demanda comment elle survivrait à l’humiliation qu’elle s’apprêtait à s’infliger.

A l’intérieur régnaient la sérénité et une relative fraîcheur. Les volets, rabattus, faisaient barrage contre la grande chaleur du milieu de la journée. Jane nota au passage que ce bâtiment était le seul, dans toute la ville, à être pourvu de volets. Puis, ses yeux s’étant accoutumés à la pénombre, elle marcha d’un pas résolu vers le comptoir. Dans l’air flottait une légère odeur de cigare, d’essence de citron aussi.

Derrière sa grille de fer, le jeune caissier aux cheveux roux cligna des paupières.

— Oui, madame ? dit-il avec un sourire commercial.

— Je souhaiterais parler à M. Wilder.

— Certainement. Je vais voir s’il peut vous recevoir.

Le caissier disparu, Jane imposa à ses doigts de rester sagement posés sur son réticule, ainsi qu’il convenait à une jeune fille bien élevée. Elle s’interrogea ou plutôt, elle se tourmenta. Et s’il était occupé ? Et s’il exigeait de voir tous ses papiers de famille, le testament de papa et les dispositions concernant la maison ?

Et s’il disait non ?

— Par ici, madame. M. Wilder est toujours ravi de recevoir une jolie dame.

Je veux bien le croire, songea Jane. M. Wilder avait un passé, s’il fallait en croire ce que maman avait beaucoup répété au cours des années. Papa s’était montré beaucoup plus brutal dans ses affirmations : « Pas de tradition familiale ; pas d’éducation, bien sûr ; un Yankee, quoi ! »

Pinçant les lèvres, Jane suivit le caissier dans un couloir très sombre, en écoutant le bruit de ses pas sur le plancher de bois bien ciré. Mais quand, devant elle, s’ouvrit la lourde porte de chêne donnant accès au saint des saints, elle sentit s’accélérer les battements de son cœur.

Elle ne pourrait pas.

Elle n’aurait pas dû venir.

Mais il le faut ! Tu ne peux pas faire autrement.

Elle aspira une grande bouffée d’air tiède et se força à franchir le seuil du cabinet directorial.

L’homme était assis derrière son bureau, un gros meuble en noyer trop gros, trop massif, trop brillant ; un meuble de nouveau riche.

— Jane…, dit-il en se levant.

Il se reprit aussitôt :

— Miss Davis…

— Monsieur Wilder…

— J’ai été navré d’apprendre le décès de votre père.

Jane s’avança jusqu’au bureau. Elle tendit la main pour prendre la main qui s’offrait à elle. Trop tard, elle s’aperçut que son gant blanc présentait une grande tache de rouille. Elle aurait dû le retirer pour ouvrir la grille de la maison.

M. Wilder sembla ne rien remarquer. D’une voix basse et bizarrement tendue, comme s’il était ému lui aussi, il poursuivit :

— Cela fait un certain temps que je ne vous ai vue. Comment allez-vous ? Comment va votre mère ?

— Ma mère va bien. Je vous remercie.

Avant de reprendre la parole, il hésita. Le regard de ses yeux gris ne semblait pas franc. Pas étonnant que papa ne l’ait jamais aimé et ne se soit jamais lassé de le répéter, songea Jane.

— Je vous en prie, asseyez-vous, dit-il en désignant une des deux chaises placées devant son bureau.

Jane s’aperçut qu’il avait roulé assez haut les manches de sa chemise et révélait des avant-bras bronzés. Elle eut l’impression de commettre une indiscrétion et se le reprocha. Mal à l’aise, elle vit alors la veste, assortie au pantalon, accrochée au dossier du fauteuil directorial.

Elle se demanda si M. Wilder accepterait de remettre sa veste, si elle le lui demandait. Elle eût préféré, parce qu’elle ne parvenait pas à s’empêcher de le regarder, et de l’admirer. Grand et mince, bien bâti, il était plutôt bien de sa personne ; yankee, mais beau garçon, il fallait le reconnaître. Sa bouche, surtout, était intéressante, même quand il ne souriait pas, comme en ce moment. Il avait les lèvres bien formées. Jane se rappela qu’à l’école, autrefois, le petit Rydell souriait rarement, très rarement ; et qu’il avait l’habitude de tant pincer les lèvres que parfois elle avait l’impression qu’il n’avait plus de bouche. Il faut dire qu’à cette époque il n’avait pas la vie facile. Souvent obligé de se battre pour se défendre, il était sans cesse sur le qui-vive. Voilà qui ne donne pas envie de rire.

Aujourd’hui, songea Jane avec tristesse, c’est moi qui dois me battre. C’est moi qui n’ai plus envie de rire. C’est la vie… Il y a des hauts et des bas.

M. Wilder s’était rassis dans son fauteuil. Il demanda :

— Que puis-je faire pour vous, miss Davis ?

— Je…

Jane ne put en dire plus. Sa gorge s’était rétrécie, les mots n’y pouvaient plus passer.

— Oui ?

— Vous savez… que mon père est mort.

Le préambule n’était pas bon. Mais c’était le seul qui lui fût venu à l’esprit. Elle avait du mal à respirer.

— Oui, je sais, dit M. Wilder. Comme je vous l’ai dit, j’en suis navré.

On n’attrape pas les mouches avec du vinaigre, pensa Jane. Tâche d’être aimable, ma fille. Souris, voyons ! Sinon, tu vas tout rater.

Elle essaya de sourire, puis se lança.

— Monsieur Wilder, mon père… n’a pas commis de faute, voyez-vous, mais il a laissé, à ma mère et à moi, quelques… embarras.

— Vous voulez dire : des dettes ?

Une vraie voix de banquier !

— Oui, je suppose qu’on peut dire cela.

Pas la peine de tergiverser, ma petite !

Papa avait des dettes dans toute la ville. A tous les commerçants il devait de l’argent, et à quelques particuliers en sus. Jane avait trouvé les notes dans la boîte aux papiers, cachée dans le tiroir le plus bas du chiffonnier. Même maman n’en connaissait pas l’existence. Quant à Jane, elle préférerait mourir plutôt que d’avouer ce vilain secret à un Yankee. Mais…

Oh, et puis, à quoi bon ?

— Oui, ce sont bel et bien des dettes, soupira-t elle.

— De quel montant ?

— Plus de deux cents dollars.

— C’est une forte somme, dit le banquier dont les sourcils s’étaient haussés. Mais vous avez un actif, je suppose.

L’estomac serré, Jane exposa :

— La maison ; rien que la maison. Papa l’a construite quand il est venu s’installer dans cette région, juste après la guerre, afin de travailler pour l’oncle Junius, au journal. Mais l’oncle a cédé son affaire, voici un an, comme vous le savez sans doute, et papa a quitté le journal, si bien que la maison… Elle n’est pas en très bon état, il faut le reconnaître. Elle a besoin de réparations. Et c’est tout ce que nous possédons.

Les mains jointes, M. Wilder se pencha sur le bureau.

— Et ? dit-il.

Et. Jane regarda les mains posées sur le bureau. De très belles mains, qui avaient tenu des armes, beaucoup d’armes ; manipulé de l’or, beaucoup d’or ; et touché des femmes, beaucoup de femmes. Maman l’avait dit.

« Beaucoup de femmes. »

Jane détourna son regard et choisit de s’intéresser à une gravure fixée au mur, juste derrière la tête de M. Wilder. Elle reprit :

— Monsieur Wilder, j’ai pris une décision ; une décision difficile, voyez-vous, parce que…

De nouveau sa voix faiblit, puis s’éteignit.

— J’imagine, dit tranquillement le banquier. Cette démarche doit être… euh… très dure pour vous. Je compatis.

Jane aurait préféré qu’il ne dît pas cela. Elle ne voulait surtout pas de commisération, qui la rendait plus vulnérable, donc moins combative.

Elle était venue pour lutter, pour affronter le Goliath yankee.

— J’ai décidé d’ouvrir une boutique, ici, à Dixonville ; des vêtements. Je suis une couturière très capable, voyez-vous…

Jane essaya encore de sourire, mais les larmes lui montaient aux yeux, inexorablement. Depuis des années elle rêvait de retourner à Montclair. Elle se plaisait à imaginer ce que serait sa vie avec tante Carrie. Odélia l’aiderait à s’occuper de maman. Elles iraient en pique-nique, souvent. L’été, elles organiseraient un bal… Repenser à tout cela, alors qu’elle en était réduite à mendier, lui brisait le cœur.

Mon Dieu, est-il possible que je doive endurer cette infamie ? N’est-ce pas un cauchemar que je suis en train de vivre ? Je vais me réveiller et… Mais non ! Je suis bien assise ici, dans le bureau de M. Wilder et je lui demande de l’argent. J’en suis réduite à mendier !

— Quel âge avez-vous, Jane ?

Elle sursauta, se raidit.

— Quel âge ? Vous ne me demandez pas de combien j’ai besoin ou comment je compte procéder ? Vous voulez savoir mon âge ? Mais pourquoi ?

— Je sais de quelle somme d’argent vous avez besoin, dit le banquier dont la bouche s’étirait en une apparence de sourire. Je sais aussi comment vous procéderez : vous retrousserez vos manches et vous vous mettrez au travail. Ce que j’ai besoin d’évaluer, moi, c’est l’ampleur des risques que je prends.

— Vos risques ? Et mes risques ? Je suis prête à offrir notre maison en gage.

— Je ne veux pas de votre maison. Comme vous l’avez dit vous-même, elle est en mauvais état. En outre…

Les nerfs à vif, Jane n’y tenait plus. Elle cria :

— J’ai vingt-six ans. Et si vous ne voulez pas de la maison, qu’est-ce que vous voulez ?

M. Wilder eut alors un sourire, un vrai sourire qui donna à ses lèvres une courbure sensuelle, tandis que dans ses yeux gris et froids s’allumait une petite lueur de gaieté. Ayant bien observé Jane, il reprit :

— Je voudrais vous proposer un marché.

Méfiante, elle demanda :

— Quel genre de marché ?

M. Wilder attendit une bonne minute avant de répondre ; et une minute, dans ces conditions, c’est très long.

Elle ne saurait jamais qu’il espérait ce moment depuis longtemps. Depuis des années il attendait qu’elle eût, de nouveau, à lui demander son aide, et enfin elle venait à lui. Il en était tout ému. Son cœur battait vite et fort, cognait aux parois de sa poitrine.

Il éprouvait pour Jane un amour si grand qu’il souffrait en la voyant, et rien qu’en pensant à elle. Il souffrait aussi de ne pas la voir.

Il savait, bien sûr, les dettes léguées par le père. Il connaissait l’état de la maison pour être passé devant si souvent. Tant de fois il avait imaginé, rêvé d’entrer dans cette maison pour demander la main de Jane, malgré l’hostilité du père, qui ne lui était pas inconnue non plus.

— Je vous prêterai trois cents dollars, dit-il. Cette somme me semble suffisante pour régler les… embarras laissés par votre père, louer une boutique et acheter le matériel et la marchandise dont vous aurez besoin pour lancer votre activité.

Jane Davis sursauta. Toute droite sur sa chaise, elle demanda :

— Vous feriez cela ? Sans exiger de garanties ?

Rydell eut un sourire qu’il voulait rassurant.

— Un prêt, dit-il, est toujours assorti d’une garantie.

Ce désir d’indépendance, chez elle, l’étonnait un peu ; suscitait son admiration aussi, et un peu de désapprobation. Car enfin, pour vouloir se lancer dans les affaires, comme cela, sans expérience et, surtout, sans capitaux propres, il fallait beaucoup d’inconscience. C’était, pour tout dire, de la folie. Jane Charlotte Davis n’avait aucune chance de réussir.

La pauvre petite ! songea Rydell, c’est comme si elle était déjà à moi.

Pas tout à fait quand même.

Il s’apprêtait à jouer la partie la plus osée de sa carrière de banquier ; la plus excitante aussi.

— Si vous réussissez dans votre entreprise, dit-il en essayant de ne pas chevroter, vous n’aurez qu’à me rembourser le prêt, sans intérêt.

— Et si je ne peux pas ? demanda la jeune fille.

Rydell prit une longue inspiration. Cette fois, on y était. D’une traite il dit :

— Voici mon idée : ma garantie, ce serait vous.

— Moi ? s’écria Jane. Mais alors, si j’échoue ?

— Simple : si vous échouez, vous vous mariez avec moi.

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Extrait ajouté par mickey-od 2012-10-26T21:26:20+02:00

allez voir sur calaméo, il y est en entier^^

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