Extraits

C'était dans les journaux. La police a trouvé le meurtrier. Ton nom n'était pas mentionné, bien sûr. Mais en première page, on voyait la tronche de cet inspecteur baraqué, Sherbert machin chose, là.

-Sherbet, corrigeai-je. C'est vrai qu'il est plutôt bien foutu.

-Ouais, si on aime les grizzlys.

-De temps à autre, les grizzlys, ça a du bon.

-De temps à autre, concéda-t-elle.

Notre commande arriva. Kingsley m’observa découper une mince tranche de steak presque cru que je trempai dans le jus sanguinolent avant de la porter à mes lèvres et de la sucer.

— Ça a un petit côté sexy, dit-il. Dans le genre gore.

— C’est le jour des poubelles, déclara-t-il quand je me glissai sur le siège passager de sa grande Ford aux vitres teintées. Hé, vous êtes trempée.

— J’aime bien la pluie.

— Alors faites-vous plaisir, mais sous un parapluie. Vous êtes en train d’inonder mes fauteuils en cuir.

— N’en faites pas tout un plat. C’est juste une camionnette.

— Ce n’est pas qu’une camionnette, c’est mon bébé.

— Il n’y a pas que les voitures dans la vie.

— Quelqu’un est de mauvais poil on dirait…

— Touché.

— Toujours chez vous ? demandai-je.

— Bien sûr que je suis chez moi, répondit Kingsley, il est deux heures et demie du matin, bon sang !

— Oh, n’en faites pas tout un cinéma.

— Un cinéma ? Je suis fatigué, c’est tout.

— Bon, j’arrive. Où habitez-vous ?

Il y eut une très longue pause.

Une fois arrivé à sa hauteur, je le regardai droit dans les yeux et lui décochai un charmant sourire en même temps qu’un formidable coup de pied dans les couilles.

J’espère que t’as une coquille, mon biquet.

Les yeux exorbités, son visage écarlate crispé dans une grimace d’incompréhension, il tomba à genoux en grognant.

Faut croire que non.

— C’est quoi, cette odeur ? m’enquis-je.

— C’est la poule qui chante qui a pondu l’œuf, répliqua Anthony en gloussant.

— Je suis sûre que c’est toi, affirma Tammy à son frère d’un air accusateur. C’est toujours toi qui te lâches.

— Toi aussi !

— Ça m’étonnerait ! Je suis une fille. Les filles ne pètent pas comme ça.

— Mais bien sûr ! s’écria Anthony.

— Je sens rien, Maman, dit Tammy en l’ignorant.

Je me mis à renifler leurs aisselles et leurs pieds, suscitant des gloussements et des rires, et Anthony saisit mon pied pour le humer.

— C’est toi, Maman ! hurla-t-il, hilare. Tu pues des pieds !

— Ça m’étonnerait ! rétorquai-je. Les pieds des filles ne puent pas.

— T’es pas une fille.

— Tiens donc !

— Alors qu’est-ce qu’elle est, gros neuneu ? s’exclama Tammy.

— C’est une dame, répondit-il.

— Merci, Anthony, dis-je en serrant son corps chaud contre moi. Dame, ça me va.

— Et les dames puent des pieds, ajouta-t-il.

— Ça, mon petit bonhomme, tu vas le regretter, m’écriai-je en le chatouillant sans pitié.

Nous demeurâmes immobiles un long moment, mes doigts refermés sur son cou et lui à moitié planté dans la cloison.

— Pouvez-vous me reposer, maintenant ? demanda-t-il d’une voix rauque.

— Vous reposer ? lui fis-je écho d’un ton tout aussi rocailleux.

— Ouais, dit-il en tendant la main. Par terre.

En suivant son doigt, je découvris que ses pieds se balançaient à quinze centimètres au-dessus du parquet. Je lâchai prise avec un hoquet de stupeur et sa tête se détacha du mur avec un bruit sec.

— Désolée, j’ai pété les plombs, me justifiai-je, penaude.

Kingsley se massa la nuque.

— La prochaine fois, rappelez-moi de ne pas vous mettre en pétard, dit-il en s’époussetant et en ouvrant la porte de son bureau. Oh, et navré de devoir vous en informer, madame Moon,Spoiler(cliquez pour révéler) mais vous êtes bien un vampire, ça ne fait aucun doute.

Il me gratifia d’un clin d’œil chaud comme la braise et je pris congé.

— Tu transpires comme un mec, déclara mon entraîneur pendant que nous attendions. J’aime ça.

— Ah bon ? rétorquai-je en me tamponnant le front. Tu aimes la sueur des mecs ?

Il me foudroya du regard.

— Ma femme transpire. C’est excitant.

— Sans doute parce que, toi, tu ne lâches pas une goutte. Il faut qu’elle se débrouille pour deux.

— Oh, je me demande bien pourquoi je te fais la causette...

— Tu parles de sujets de conversation ! La sueur et ce que tu fais au pieu avec ta femme…

— Y en a qui t’envieraient, rétorqua-t-il.

— Ouais, bon, ne traînons pas. Mon gosse a un match de basket ce soir et je ne voudrais pas rater ça, étant donné qu’il va courir dans tous les sens sans avoir la moindre idée de ce qui se passe autour de lui.

— Un vrai champion, on dirait.

— Un vrai empoté, oui. Si j’en crois ma femme, je ferais mieux de lui ficher la paix. Le problème, c’est que, si je le laisse faire, il aura tendance à jouer aux poupées avec les gamines du coin.

— Et ça vous inquiète ?

— Ouais.

— Vous craignez qu’il devienne gay ?

Il haussa les épaules d’un air gêné. De toute évidence, il s’agissait d’un sujet délicat.

— Quel âge a votre fils ? demandai-je.

— Huit ans.

— Peut-être que c’est un petit Casanova. Il a sans doute saisi qu’il y avait des avantages à s’amuser avec les filles plutôt qu’avec les garçons.

— Allez savoir, fit Sherbet. Pour le moment, il joue au basket.

— Même s’il n’y comprend rien.

— Vouloir, c’est pouvoir.

— Même si c’est surtout vous qui voulez ?

— Pour le moment, c’est moi qui ai le pouvoir.

Il marqua une pause, l’air un peu troublé, puis secoua la tête comme quelqu’un qui se rend compte qu’il parle tout seul.

— Bon sang, comment en est-on arrivé à parler de la sexualité de mon gamin ?

— J’ai oublié, répondis-je avec une moue innocente

Je mis la vidéo en pause sur l’image de Kingsley.

Du sang figé sur les joues, sur le front et jusque sur ses mains tendues et ouvertes. Son visage arbore une expression empreinte de confusion et d’horreur. En vingt-trois secondes seulement, sa vie vient de basculer entièrement. Naturellement, durant ces mêmes vingt-trois secondes, n’importe qui d’autre serait mort.

Mais pas Kingsley. Et je me demande bien pourquoi.