Le Gué du tigre

6 février 2012, 18 heures, province du Sichuan, consulat des États-Unis d'Amérique en République populaire de Chine dans la ville de Chengdu

J'éprouve une sorte de vertige, une sensation étrange. Je dois reprendre mes esprits, je dois consigner tous les détails de manière précise, relater toutes les informations avec froideur et sans a priori.

Il ne fait aucun doute que les événements dont je suis le témoin sont d'une importance considérable. Ils pourraient avoir, je le pressens dès aujourd'hui, une influence déterminante sur le cours de l'Histoire, de l'Histoire du monde.

Je dois retrouver la raison, la lucidité indispensables. Il le faut.

Donc, ce 6 février, le temps est froid. À l'heure où le jour décline, la température fraîchit encore, aux alentours de 4 degrés, le ciel a été bas toute la journée. Quelques gouttes se sont écrasées sur les vitres, poussées par un vent glacé.

Depuis le début de l'après-midi, je prépare ma conclusion sur le rapport trimestriel d'activité industrielle de la région Sud-Ouest. Le document doit partir au Département d'État au plus tard demain avant midi. Mon assistante vient de poser un gobelet de café fumant sur le coin du bureau, sans sucre et plein à ras bord.

Je repousse les papiers qui m'ont été faxés ce matin. Mon coeur se serre, les larmes me montent aux yeux. J'avale à grand-peine. Je risque de perdre la garde de ma fille. L'attorney m'explique en long et en large que j'aurais dû planifier davantage ma relocalisation internationale. Ma mère ne parvient pas à dominer sa tristesse, elle a raccroché brutalement tout à l'heure.

Mes pensées s'échappent là-bas, chez elle, à Montauk, près de l'océan, où ma petite Zelda dort dans mon lit d'enfant. Je dois tenter de constituer un dossier dans les vingt-quatre heures.

M'accordant une pause, je m'étire, me lève, m'approche de la fenêtre, les mains autour du gobelet de carton brûlant. J'avale à petites gorgées, cherchant à chasser les idées noires.

Un gros 4x4 aux vitres teintées s'arrête le long du trottoir, en face. Presque malgré moi, je le remarque et je pense : «Tiens, une voiture officielle.»

Le chauffeur fait le tour du véhicule, inspecte les deux côtés de la route avant d'ouvrir la portière arrière droite. Un officier haut gradé en sort - un vice-colonel ou un colonel. Il est suivi d'un homme de corpulence moyenne, un Chinois également. Sa silhouette, je m'en souviens, me paraît familière, sans que j'y prête plus d'attention. Je n'ai alors aucune raison de m'intéresser à ce fait minuscule.