Extraits

Comme tous ceux qui ne connaissaient que la Californie, elle ne se rendait pas compte de sa chance. Elle vivait une jeunesse oisive et dorée que ni Brad, issu d'une famille pauvre du Midwest, ni Page, originaire de New York, n'avaient connue. D'emblée, la côte Ouest avait revêtu à leurs yeux des allures de paradis terrestre, qualifié par Page de « pays du ciel bleu et des enfants insouciants ». Et elle avait patiemment tissé autour de sa progéniture un cocon protecteur, les mettant à l'abri des périls qui rôdaient dans les grandes cités surpeuplées.

Andy avait rassemblé en riant ses affaires avant de disparaître à l'intérieur de la villa. D'un pas tranquille, Page longea le chemin au milieu duquel gisait la bicyclette d'Allison, qu'elle redressa. Les patins à roulettes de la jeune fille traînaient sur la pelouse ; elle les ramassa pour les poser contre le mur de brique du garage. Sur la véranda, une raquette de tennis était abandonnée sur l'une des chaises en fonte blanche, tandis qu'une boîte de balles trônait sur la table de jardin. Visiblement, son aînée avait eu une journée trépidante.

Du reste ses éclats n'avaient rien de surprenant. A quinze ans, elle brûlait de voler de ses propres ailes, de se forger une personnalité bien à elle, plutôt que d'imiter Page ou Brad. Il lui fallait gagner pas à pas son indépendance, et elle s'y employait par tous les moyens. Contrairement à Andy qui, plus tard, suivrait les traces de leur père et qui ressemblait trait pour trait à leur mère, Allison revendiquait le droit à la différence. A ses yeux, son petit frère n'était encore qu'un bébé. Lorsqu'il était né, elle avait huit ans et en le voyant pour la première fois elle s'était exclamée qu'il était le plus beau bébé du monde et qu'elle n'en avait jamais vu d'aussi petit. Durant les deux mois critiques qui avaient suivi sa naissance, elle s'était fait du souci pour lui. Lorsque, enfin, ils purent le ramener à la maison, sa joie faisait plaisir à voir. Elle passait le plus clair de son temps à promener son petit frère bien calé contre son épaule dans la maison ou le jardin. Quand le matin Page trouvait le berceau de son fils vide, elle savait immédiatement où il était passé : dans le lit de sa grande sœur, qui le dorlotait et s'occupait de lui comme une petite maman. Allison avait adoré Andy. Elle le chérissait toujours tendrement, malgré leur différence d'âge, et le comblait de cadeaux — gadgets, bandes dessinées, photos de champions de base-ball. Elle avait même été jusqu'à assister à quelques matchs, tout en proclamant qu'elle détestait ce sport.

Sur le chemin du retour, Andy se lança dans le récit d'un combat mémorable entre Mets et Yankees, auquel sa mère ne prêta qu'une oreille distraite. L'histoire des jumeaux lui avait gâché sa belle humeur... Un bébé ! Oh, c'était sûrement la faute à cette magnifique journée printanière. Trop tard ! Le désir impétueux de sentir contre son sein la bouche avide d'un nourrisson avait refait surface. La nostalgie de ses voyages romantiques avec Brad l'assaillit ; le souvenir brûlant de leurs étreintes vint la hanter et elle se surprit à regretter un passé à jamais révolu. Aujourd'hui, sa vie lui semblait uniquement faite de soucis maternels. Brad et elle ne se voyaient plus qu'entre deux portes, au terme d'une journée harassante. La nuit, le plus souvent, la fatigue avait raison de leurs ardeurs, alors qu'au début de leur mariage ils n'étaient jamais rassasiés l'un de l'autre.

Surprise, les sourcils froncés, elle s'accorda un temps de réflexion. Les garçons ne s'embarrassaient pas de ce genre de considérations. A plusieurs reprises, Allison avait ramené la question sur le tapis et... non ! Page ne le pensait pas. Elle avait trente-neuf ans maintenant, mais ce n'était pas une question d'âge. Le problème venait plutôt de Brad, qui était fermement opposé à l'idée d'un troisième enfant.

La naissance de leur fille avait été une joie pour tous les deux mais sept longues années s'étaient écoulées avant que Page le convainque d'avoir un deuxième enfant. Andy avait vu le jour après qu'ils eurent emménagé à Ross. « Son petit bébé miracle ! » Page l'avait baptisé ainsi, car il était né deux mois et demi avant terme. En effet, la jeune femme était tombée d'un escabeau, alors qu'elle s'évertuait à peaufiner une esquisse de Winnie l'ourson sur le mur de la nursery. On l'avait transportée à l'hôpital d'urgence car sa chute avait provoqué des contractions annonçant la venue prématurée du bébé. Les obstétriciens avaient placé le nouveau-né en couveuse et, pendant deux mois, Page avait vécu dans la hantise de le perdre. Aujourd'hui encore, elle frémissait d'angoisse au souvenir de la minuscule créature — et en même temps si parfaite — lovée sous les lampes de la couveuse. Elle avait du mal à imaginer la vie sans son « petit trésor ». Oh, sans doute aurait-elle survécu, pour l'amour d'Allison et de Brad, mais elle aurait porté à jamais dans son cœur le deuil du petit être qu'elle avait adoré sitôt qu'elle l'avait senti bouger en elle.

Chaque minute passée avec lui tenait de l'enchantement. D'habitude, après un match, elle raccompagnait une ribambelle de petits copains d'Andy. Mais aujourd'hui, une autre mère s'était chargée de la corvée et Page se réjouissait d'avoir son fils pour elle toute seule. Pendant ce temps, Allison devait papoter avec ses amies, alors que Brad parcourait le green du club de golf. Un nouveau soupir gonfla la poitrine de Page. Depuis quelques jours, un projet grandiose avait germé dans son esprit : dessiner une fresque sur les murs de l'école élémentaire... ainsi que la décoration du salon d'une de ses relations. En effet, Page avait acquis une grande notoriété en décorant les murs du lycée de Ross quelques années plus tôt. Mais rien ne pressait.

Après seize années de mariage et deux maternités, Page était tout aussi éprise de Brad qu'au premier jour. Elle s'estimait une femme heureuse, comblée : un mari adorable, une aisance certaine, deux enfants superbes. Sans être somptueuse, leur maison de Ross — petite ville de la banlieue résidentielle de San Francisco — offrait charme et confort et Page, avec son talent de décoratrice et son extraordinaire aptitude à rendre originales les choses les plus banales, avait su donner à la demeure un cachet inimitable. Etudiante aux Beaux-Arts, puis styliste à New York, Page avait déployé toutes ses facultés artistiques pour embellir son intérieur, que chacun s'accordait à trouver superbe. Elle avait peint dans la chambre d'Andy une partie de baseball que la rigueur du trait et le choix des couleurs rendaient fantastiquement vivante, presque réelle. Et chez Allison, l'année où celle-ci s'était entichée de tout ce qui était français, le pinceau magique de Page avait fait surgir sur une cloison une ruelle typiquement parisienne, face à un essaim de ballerines inspirées de Degas. Plus récemment, en un tour de main enchanteur, elle avait transformé la chambre de la jeune fille en piscine tapissée d'azulejos[1] céruléens, qui donnait aux visiteurs l'envie de se prélasser à l'ombre du grand parasol peint en trompe l'œil. A la vue de cette nouvelle décoration, les camarades d'Allison, muettes d'admiration, avaient décerné à l'artiste les titres de « super-sympa » et d'« hyper-cool », distinctions que les adolescentes réservaient aux seuls adultes qui avaient su gagner leur estime.

Sa remarque arracha à Page un rire amusé, dont la dernière note se perdit dans un soupir. Dommage que Brad n'ait pas été parmi les spectateurs ! Hélas, son cher époux consacrait tous ses samedis après-midi à jouer au golf avec ses associés et rien ne semblait pouvoir l'en distraire. Ses loisirs étaient minutieusement élaborés, chronométrés, et ne lui laissaient guère le temps d'un tête-à-tête avec sa femme. D'ailleurs, les rares fois où il avait pu se libérer, c'était elle qui lui avait fait faux bond, dépassée par le fardeau de ses devoirs maternels : conduire Allison à la piscine pour une compétition, à des kilomètres de la maison, assister à un match d'Andy, sans oublier les tâches diverses et les imprévus tels que l'attente plus ou moins longue du plombier, le rendez-vous chez le vétérinaire pour la chienne, etc. Adieu les doux et paresseux après-midi d'autrefois!

C'était un exquis après-midi d'avril, la fin d'une de ces longues journées ensoleillées, où la brise légère, douce comme une caresse, incite à la flânerie. Vers dix-sept heures, en traversant le pont du Golden Gâte au volant de sa vieille voiture en direction de Marin County, Page embrassa d'un regard émerveillé le splendide panorama de la baie étincelante avant de tourner les yeux vers son fils, qui était tout son portrait, assis à la place du passager. Un sourire attendri lui vint aux lèvres. Les cheveux blonds du petit garçon avaient conservé la marque de son casque de base-ball et une fine poussière veloutait sa frimousse sympathique... Andrew Patterson Clarke avait fêté ses sept ans le mardi précédent, mais le fait d'avoir accédé à l'âge de raison n'avait aucunement altéré le lien, puissant et indestructible, qui l'attachait à sa mère. Celle-ci était l'incarnation même de la personne que l'on rêve de compter parmi ses amis. Attentive, disponible, toujours prête à rendre service, Page Clarke se signalait de surcroît par sa générosité, un fabuleux esprit créatif, un caractère enjoué... et une beauté étonnante dont elle semblait ne tirer aucune fierté particulière.