Tous les livres de Fanny De Bégon
« Qui donc a pu inventer ce dicton : « Méfiez-vous d’un dîner d’amis ? » – Je n’en sais rien, mon cher Georges, mais j’ai toujours pensé que ce devait être un homme froid et sec. Quant à moi, pourvu que j’aie mes coudées franches, et le cœur à l’aise, je fais le plus grand cas du simple menu de l’amitié, fût-ce le bouilli réchauffé, bien que je donne la préférence, en homme de goût, à cet excellent perdreau. » Ce dialogue s’engageait à la table de Mme Alban, femme bonne, paisible, demeurée simple au milieu des pompeux embarras d’une grande fortune. En face d’elle était son mari ; à sa droite, l’ami de la maison, l’homme indispensable, que l’on cherchait toujours, quitte à se disputer un peu quand on l’avait trouvé.
Quatre poules, un agneau, trois lapins, c’était toute la fortune de Madeleine, enfant de treize ans, seul appui d’une pauvre veuve qui avait encore deux petits garçons en bas âge. Le père de famille était mort depuis dix-huit mois. La mère avait lutté de toutes ses forces contre le malheur, mais sa santé ébranlée la rendait inhabile aux rudes travaux de la campagne, et d’ailleurs ses jeunes enfants demandaient des soins assidus ; malgré son courage et sa bonne volonté, la misère menaçait la chaumière des orphelins ; ce n’était pas cette misère désespérante des grandes villes ; non, il y avait toujours des roses dans le petit jardin, des parfums dans l’air, un tapis de verdure pour reposer les yeux.
“...Depuis dix ans, M. Corbin ne s’était pas encore habitué à cette ornementation de la salle de billard ; mais enfin c’était la faiblesse du bonhomme. Pas un descendant des croisés ne pouvait être plus fier de son nom que M. Coquelicot ne l’était du sien. Un jour, il s’était dit que, possesseur d’un bien d’une valeur considérable, et parfait gentilhomme à ses propres yeux, il lui manquait un écusson résumant le passé de sa lignée. Sur ce, il avait lui-même, à la suite de longues réflexions, fait peindre, sur champ d’azur, un beau coquelicot bien rouge au milieu d’une gerbe de blé. Cela lui avait fait un immense plaisir, aussi bien que le cachet sur lequel avaient été gravées ces armes, cachet qu’il ne manquait jamais d’apposer, ne fût-ce que sur un simple billet. Le notaire avait trop d’esprit pour ne pas être indulgent à l’égard de ce vieillard, dont la bizarrerie était extrême et la vanité ridicule. Il lui passait ses travers et son orgueil de race, se traduisant par une fierté comique ; et il tâchait de garder son sérieux devant les armes parlantes, car le sourire eût été une offense mortelle ; or il importait de ne pas aigrir ce singulier personnage qui, par le fait, était à la tête du pays, et se trouvait, par position, pouvoir être utile à tous...”