Frédéric Berthet

Critique de Victor Pouchet pour le Magazine Littéraire

Frédéric Berthet, disparu en 2003 à l'âge de 49 ans, était un auteur prometteur. La publication de sa Correspondance et la réédition de son seul roman, Daimler s'en va, annoncent les retrouvailles avec les lecteurs. « Je suis un être de papier, j'ai peu de nouvelles à te donner en conséquence, recto-verso-myself, il m'arrive des aventures sur la tranche. » Frédéric Berthet rédige cette lettre en 1978 ; il a 24 ans, il passe ses nuits à lire Kafka, Fitzgerald et saint Augustin ; il n'a pas encore écrit de livres, mais il est déjà écrivain. Cinq livres et beaucoup d'alcool plus tard, ces aventures sur la tranche s'achèvent - ça ne s'invente pas - le 25 décembre 2003, et Berthet s'en va, à la manière fulgurante et énigmatique de quelques-uns de ses personnages. Il a alors 49 ans et a publié des livres intrigants, d'une concision et d'une intelligence folles : deux recueils de nouvelles, un récit, un roman, et même une suite à Bouvard et Pécuchet. On y croise des jeunes filles riches, des beaux parleurs « légèrement absurdes, vaguement sentimentaux », mais Berthet n'est léger qu'en apparence. Trois ans après sa mort, son ami intime Norbert Cassegrain rassemble son Journal de Trêve (éd. Gallimard, « L'Infini », 2006) , écrit entre 1979 et 1982, un volume de six cents pages constitué des notes écrites en vue d'un livre qui ne verra jamais le jour mais où est en germe une grande partie de l'oeuvre future. Parmi des centaines de fulgurances, des débuts de romans, des aphorismes bouleversants, on peut y lire cette phrase qu'on retrouve aussi dans une de ses lettres : « Je ne pense pas à la mort, mais elle pense souvent à moi. »

Le même Norbert Cassegrain a rassemblé une partie de sa correspondance où se dessinent en pointillés le visage et la vie de Frédéric Berthet, ses obsessions, ses enthousiasmes, ses fuites. Dans Journal de Trêve, l'écrivain imaginait une biographie où tout commencerait par : « A failli... » On pourrait l'appliquer à sa vie. Ce brillant normalien, proche de Roland Barthes, qui commence une thèse de lettres, a failli faire une carrière universitaire ; parti trois ans comme attaché culturel à New York, où il rencontre de nombreux écrivains français mais finit par s'ennuyer, il a failli devenir diplomate. Revenu à Paris, avant de partir pour Malte étudier saint Augustin, il s'isole dans la Creuse pour pêcher et inaboutir des romans qu'il a failli finir. Trop distancié peut-être pour réussir, Frédéric Berthet a fait de la littérature une affaire personnelle et ne fut que l'un des plus brillants écrivains de sa génération. Cette existence de fugitif insatisfait, il l'explique dans une lettre à Roland Barthes de novembre 1979 : « L'exercice de la littérature demande [...] un prodigieux renouvellement d'êtres, de lieux et de corps, sorte de compensation exigée par une activité qui travaille peut-être, et au contraire, dans une extinction des êtres, des lieux et des corps. » À ses amis d'enfance, aux femmes de sa vie, aux écrivains dont il est proche, Jean Echenoz, Patrick Besson, Éric Neuhoff, Pierre Bayard, Michel Déon, à son éditeur Philippe Sollers, Berthet livre sa fragilité, ses difficultés à écrire, ses réflexions littéraires, il parle de l'ouverture de la pêche et cite Fitzgerald et Brautigan. Le ton est celui d'une conversation tour à tour légère, profonde et cocasse. L'épistolier ressemble au romancier, qui ressemble à ses personnages, déconcertants toujours. La réédition en poche de son seul roman , Daimler s'en va, permet de compléter la lecture de ces lettres et de se faire une idée du talent immense de Frédéric Berthet. Dans la première partie, succession de courts paragraphes, on suit les derniers jours de Daimler, jeune homme égaré qui ressemble à « un détective dont les affaires ne marcheraient pas très fort » et finit par se jeter par la fenêtre. Daimler décrit sa vie normale hallucinante et les projets insignifiants qui ne la rythment plus : regarder les gens et les pigeons passer, tirer à la carabine sur un volume de « Série Noire », attendre la femme aimée partie à La Barbade, préparer son discours de réception du prix Nobel, etc. Dans les parties suivantes, son ami reçoit sa lettre d'adieu et enrichit le portrait de cet insaisissable qui « jonglait avec les subordonnées, faisait du Jokari avec les principales et jouait à la roulette russe avec les indépendantes ».

Le problème avec Berthet, c'est qu'on aimerait noter et citer chacune de ses phrases où il semble à chaque fois si présent ; par l'humour, il résiste au « piège du langage » et au tragique des événements. La redécouverte de cet auteur ne s'arrête pas là. Après la correspondance, d'autres volumes d'inédits devraient suivre - on espère notamment un indispensable « Traité complet de pêche suivi du Tennis moderne en cinq leçons » qu'il annonce dans une de ses dernières lettres