Commentaires de livres faits par Christophe-96
Extraits de livres par Christophe-96
Commentaires de livres appréciés par Christophe-96
Extraits de livres appréciés par Christophe-96
— Parce que les jeunes filles parlent à leur mère, au moins jusqu’à leurs quinze ans, et que votre mère me renverrait sans ménagement si je vous en disais quoi que ce soit. »
J’avais promis de n’en rien faire, mais il avait posé un doigt sur sa bouche. En relevant le couvercle, un temps j’avais essayé d’imaginer un instrument de ceux qu’on cache, un instrument honteux. Mais après quelques gammes, ça n’avait toujours pas de sens.
— Il n’y a tout simplement pas d’instrument honteux, » avais-je dit platement. Michel avait souri sans vraiment sourire.
— C’est précisément la raison pour laquelle Mademoiselle Déborah a besoin d’être éduquée musicalement quelques années encore. »
Je m’étais dit que c’était ça, alors : mon éducation musicale devait me mener à trouver un instrument honteux ; et je lui avais demandé, un peu affolée, ce qu’il se passerait si je persistais à ne jamais trouver aucun instrument honteux.
Il avait ri, et moi je ne riais pas, j’avais répété la question en allongeant le ton, j’étais prise pour une buse. Il m’avait répondu, voyant que je n’en démordrais pas, que tout le monde n’est pas obligé d’être musicien ; tenez, ce que je vous apprends, ce n’est pas tant la musique que la vie ; l’important n’est pas qu’au final vous trouviez votre « instrument honteux » — en musique, s’entend —, mais que vous trouviez votre moyen d’expression, quel qu’il soit ; et croyez bien que si vous le maîtrisez, il sera honteux selon votre mère et, avec un peu de chance, selon l’établissement — pour peu que vous vous mettiez un jour à leur dire leurs quatre vérités depuis les profondeurs de la sincérité.
Mon tout premier souvenir d’enfance est un anniversaire. Et je m’en souviens sans doute parce que l’évènement est accompagné, et indissociable, du sentiment d’abandon. Car à cette occasion, mes parents avaient tout simplement décidé de quitter la maison ; nous étions livrés à nous-mêmes, 50 enfants de sept ans et moi, au milieu des courants d’air de la grande demeure. Ma mère avait cette vision-là de l’éducation, et le développement de l’autonomie des enfants devait selon elle passer par ce genre de traitement de choc.
Alors, j’ai tout déballé.
Alors, aussi simplement que ça, je raconte ma vie à Monique.
Je ne me souviens pas avoir emporté le roman quand le soir venu je suis monté dans ma chambre, ni pourquoi j’y repensai particulièrement quelques semaines plus tard. Car le cadeau m’avait laissé une im-pression, légèrement lancinante, un peu irréelle, que je n’avais pas tout d’abord attribuée au livre en lui-même. Peut-être était-il simplement incongru d’offrir à son petit-fils francophone une œuvre en allemand. Peut-être aussi subsistait-il une légère frustration de n’avoir point reçu l’inévitable camion de pompier à faire racler aux quatre coins du salon. Mais ce n'était pas ça. Je tardais à réaliser, tout simplement, l’ampleur de cette taquinerie qu’était un livre fermé. Étais-je en train de devenir curieux ? Était-ce donc là le plan échafaudé par ma grand-mère ? À vrai dire, j’aurais peut-être bien pu bouder un livre fermé, j’en avais vu d’autres ; je tentai de me rendormir. Et je m’endormis jusque Pâques ; mais m’y réveillai en sursaut. Je pouvais bien en effet bouder un temps le mystère d’un livre fermé, mais pas celui, double, d’un livre fermé écrit en allemand.
Le patio était orangé, il y avait des langues de plastique colorées qui pendaient à la porte du salon où nous nous sommes engouffrés. J’ai bien vu qu’on était à l’arrière d’un commerce, j’apercevais dans la pièce qu’on contournait, derrière une vitrine latérale, un étalage escamoté de chaussures pour femmes. Les « cousins » auront allumé le radiateur, puis le lustre, dans cet ordre, si bien qu’un temps j’ai pu penser qu’on s’en tiendrait à une pénombre moite. Nous nous sommes d’ailleurs accolés machinalement aux coins morts du salon, comme par une force centrifuge, pour éviter de figurer d’une quelconque façon, de nous démarquer ; de voler la vedette à Claudine ce soir.
“Nous avons le regret de vous annoncer le décès de Mme GUNZ Marie, née GUILLEMOT, ce 29 octobre. Sur son lit de souffrance, Marie aura nommé ses amis éternels, que sa famille accablée convie par la présente à un dernier pèlerinage discret, organisé ce 12 novembre à 10 heures du matin, partant de la place du Laveu, pour finir en prières aux serres du Jardin botanique.”
J’ai du mal à dissocier Marie Guillemot de la période de ma vie où nous avions 20 ans. Un lac insouciant d’où surgissent dans mon esprit des scènes disparates. Marie y apparait toujours en couleur, tandis que les silhouettes d’hommes jeunes qui faisaient autour d’elle un barrage de leur corps tracent un mouvement de tension en niveaux de gris. J’étais une écaille de ce bouclier, les bras déployés comme ceux de mes comparses à la façon de l’aigle, une mêlée qui finissait par se refermer tel un dôme au-dessus de son carré châtain. De ce surplomb subsiste aujourd’hui encore la formidable image du galbe de son dos nu et chaud, bâillant au col d’un chemisier ample dont je pourrais dire la marque. Émus dans notre contorsion, enivrés ainsi de son parfum de femme, comme un châtiment mérité nous acceptions sur l’arrière du crâne la grêle et les coups. C’était l’époque des amours confinés, dont l’expression ne passait que par le nez — les arômes et les pleurs.