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Tu les vois ces gosses soumis à tes ordres, ils écrivent déjà comme si leur vie en dépendait
Conjuguez au passé voir manger rire être aller vivre ressentir aimer jouer croire mourir
Ils savent que tu es la prof la plus sévère au monde mais ils ne savent pas ce que tu caches
Professeure sans pitié, chignon de vieille dame, pas de cris mais des mots méchants pour chacun surtout pour moi
Dis-moi madame, pas mal ton déguisement, on pourrait presque te croire. Je suis le seul à deviner la vérité, à flairer vos trahisons
Le seul à savoir que tu ris que tu bois du vin tu détaches tes cheveux tu embrasses des hommes
Que tu joues à l ‘Européennes tu changes de prénoms tu enseignes une langue qui a colonisé la nôtre
Tu te crois libre.
Un jour , on viendra s’occuper de toi.
Afficher en entierBien sur que je les connais tes verbes de mouvement en russe mais ils servent à rien ici
Ici pas besoin de bondir sauter courir jusqu’à plus pouvoir respirer
Y a rien à fuir les gens sont tranquilles les avions passent sans bruit la terre tremble mais c’est juste un tramway
Et quand ils disent on descend à la cave, c’est pour rapporter de l’alcool haram ou des livres déjà lus
Ils ont pas besoin de brûler des portes ici car les radiateurs marchent l’hiver
Je te le dis, ils sont faciles à apprendre à aller sans se promener
A marcher sans savoir où aller
A s’immobiliser sans respirer
A entendre sans respirer
A entendre un bruit, une explosion, fuir et ne plus jamais revenir
Afficher en entierQu'allaient-ils penser d'elle désormais ? Elle avait toujours pris soin de ne pas nouer son foulard dans l'immeuble, de s'éloigner de quelques rues avant de cacher ses cheveux lorsqu'elle allait à la mosquée. Elle avait aussi appris à faire des pannenkoeken et à embaumer le palier d'odeurs de beurre fondu. Elle avait fait tout comme il fallait. "Alice", la gentille voisine. Toujours prête à dépanner d'un œuf ou d'un peu de sucre. Une jeune femme à l'accent étrange certes, mais qui arrosait les plantes et nourrissait les chats en cas d'absence. On pouvait compter sur elle. Bien sûr, on la dévisageait toujours lorsqu'elle se montrait en compagnie de Hendrik, un bon gars de chez nous qui croyait l'herbe plus verte ailleurs. Mais elle était en voie d'être acceptée. Et voilà que les policiers détruisaient sa porte. Tous ces efforts pour rien.
Alissa lorgna les portes intactes de ses voisins avec l'envie subite de les tambouriner de coups, d'arracher les noms au-dessus des sonnettes. Ils avaient grandi à l'abri, ces quadragénaires si pâles, aux vies si réglées, aux visages aussi insipides que la façade de leur immeuble, ils n'avaient jamais su ce que c'était de partir, oublier, effacer, reconstruire. Ils ne savaient pas, ils ne sauraient jamais. Quant à elle, ce n'était pas la première fois qu'elle revenait chez elle pour découvrir les livres tombés de leurs étagères, le sol jonché de papiers et d'éclats de verre, la cuisine saccagée.
A ceci près que cette fois, les mains des hommes avaient remplacé le souffle des bombes.
Afficher en entierA plusieurs reprises, Alissa s'était dit qu'Oumar ne ressemblait pas à un garçon tchétchène. Elle l'avait d'ailleurs entendu mentir sur ses origines, comme elle. Une autre professeure se serait inquiétée de ce reniement : il aurait été convoqué à la fin d'un cours et on lui aurait expliqué que commencer une nouvelle vie ne signifie pas renoncer à son passé. "Tu dois être fier de tes origines, Oumar." Pas Alissa. Elle savait ce que cachaient ces phrases toutes faites, mastiquées par des gens à la vie lisse. On ne peut pas entrer dans une nouvelle maison tout en gardant un pied dans l'autre. Les portes laissées ouvertes suscitent des courants d'air. Et personne n'aime les courants d'air.
Afficher en entierII percevait confusément qu'il se tenait à la lisière d'un choix, sans retour possible. Il était monté dans un avion, il avait changé de pays, appris une langue, mais son départ de Tchétchénie et son arrivée aux Pays-Bas n'auraient lieu que ce dimanche soir-là.
Il acheta un tee-shirt noir, plaqua ses cheveux en arrière avec un peu de gel. Hector l'attendait devant un club, au croisement de deux rues. La musique était forte, les basses grésillaient. Des hommes, adossés au mur, partageaient une cigarette. Hector lui prit la main et l'entraîna à l'intérieur.
— Le dimanche soir, c'est notre nuit, cria-t-il pour couvrir la techno. Je sais pas où tu vas, toi, mais ici, c'est forcément mieux !
Adam sourit. Oui, c'était mieux que le bar et la plonge. Il remarqua deux jeunes hommes en train de s'embrasser, l'un brun de peau et torse nu, l'autre en chemise blanche trempée de sueur. Ils dansaient, enlacés. Un brusque frisson électrique parcourut son échine.
La musique s'engouffra en lui et il sentit sa tête balancer d'un côté puis de l'autre, sa main accepter un cocktail offert par Hector, l'autre glisser dans ses cheveux. Le rythme binaire, épuré, envahissait son corps sur une fréquence inconnue, il vibrait, s'abandonnait aux regards, les acceptait, les renvoyait.
Il aurait dû prendre peur, se souvenir de sa mère, son père, son frère, son cousin, son peuple, les mots « N’oublie pas qui tu es ». Mais il n'avait jamais été jusqu'à cette nuit. Il avait fait semblant et il apprenait ce dimanche soir-là que la vie est puissante et insatiable.
Afficher en entierAvec peine, Oumar s'extirpe du lit, le ventre durci par des crampes. Il s'oblige à effacer les traits de Kirem. Il ne veut plus penser à lui.
Au creux de son corps, il sent un grand vide l'envahir, comme si l'attentat n'avait pas seulement ravi son frère, mais également une partie de ses organes internes, ses poumons, ses reins, son cœur qui bat sans n'être plus relié à rien. Même son visage semble ne plus lui appartenir.
Deux frères, c'est comme deux mains, leur disait Taïssa. Elles vivent leurs vies, mais elles restent inséparables. Depuis que les bombes ont explosé, Oumar a l'impression d'être devenu manchot.
Afficher en entierDepuis dix ans, son intégration n'avait souffert d'aucun angle mort. Elle était néerlandaise, de passeport et de volonté. « Vous qui êtes russe », avait dit le professeur, n'accordant aucun crédit aux dix dernières années qu'elle avait vécues ici, aux Pays-Bas, chez lui. Ces années ne valaient rien : elles étaient balayées par son accent, ses origines. Elle était prisonnière de son déguisement à double étage, ni Russe ni Néerlandaise, à jamais Tchétchène et incapable de défendre son peuple lorsqu'il était attaqué par une chronologie simpliste et à charge.
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