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-Je ne crois qu'en un seul Dieu,unique et incontestable,celui qui fait et défait toutes choses en ce monde:le Temps.Et il ne reconnaît qu'un prophète digne de lui:le hasard.
Afficher en entierYasmina Khadra "Dieu n'habite pas la Havane"
"Il est des choses qui nous dépassent. Les contester ne nous mènerait nulle part. Les traquer nous perdrait à jamais. Il faut mettre une croix sur ce qui est fini si l'on veut se réinventer ailleurs. Panchito savait de quoi il parlait. Il m'en a fallu du temps pour l'admettre, mais j'y suis parvenu. Après tout, qu'est ce que la vie sinon une interminable mise à l'épreuve. Celui qui se relève de ses faux pas aura gagné l'estime des dieux. De toutes les couleurs qu'on lui en a fait voir, il construira un arc-en-ciel
Afficher en entierLeonard Wheeler – toujours Leonard, jamais Lennie – mangeait un hot-dog qu’il arrosait avec ce que ces faux culs de commentateurs sportifs d’ESPN appelaient « une boisson pour adultes ». L’espace d’un instant, trop saisi pour nier ce qu’il voyait, Evers se réfugia dans la colère qu’éveillait encore en lui la seule pensée de Wheeler.
— Salopard ! Manipulateur ! s’écria-t-il, laissant choir sa propre boisson pour adultes alors qu’il la portait à ses lèvres.
La canette tomba sur le plateau-repas en équilibre sur ses genoux, l’envoyant rouler entre ses pieds, où les blancs de poulet, la purée instantanée et les haricots verts Birds Eye (dont la couleur n’avait elle non plus aucun équivalent dans la nature) se répandirent sur la moquette dans une mare de bière mousseuse.
Indifférent à ce désastre, Evers gardait les yeux rivés à son écran plat, si perfectionné qu’il avait parfois l’impression qu’il lui suffirait d’en enjamber le cadre, en prenant soin de baisser la tête afin de ne pas se cogner, pour entrer aussitôt dans l’image. C’était bien Wheeler : les mêmes lunettes à monture en or, le même menton en galoche surmonté de lèvres étrangement pulpeuses, la même crinière de cheveux blancs comme neige qui lui donnait l’allure d’une star de soap opera – le premier rôle, tout de maturité et d’assurance, interprétant un médecin dévoué ou un nabab trompé par son épouse jeune et vulgaire. Impossible de se méprendre sur le drapeau épinglé au revers de sa veste. Il arborait toujours cet insigne voyant, à l’instar d’un politicien un rien démagogue. Comme le disait Ellie en plaisantant, Lennie (entre eux, ils l’appelaient toujours ainsi) devait le glisser sous son oreiller le soir avant de s’endormir.
Afficher en entierQuatre ans se sont écoulés.
Ma fille Isabel est devenue une très belle jeune fille. Elle a un petit ami, mignon et doux comme une peluche. Ils viennent me voir le dimanche et les jours fériés. Isabel ne compte pas poursuivre ses études à l’université. À quoi bon décrocher un diplôme pour gagner moins qu’un vendeur à la sauvette, argue-t-elle. Son rêve de devenir hôtesse de l’air s’est envolé, lui aussi. Elle veut se marier et habiter chez ses beaux-parents à Miami.
Mon fils Ricardo a rompu avec sa secte. Il s’est assagi et reconverti en cuisinier dans un restaurant coté, en ville. Nous nous sommes réconciliés.
Je vis toujours chez ma sœur Serena. Javier a rendu l’âme l’an dernier. Il s’est endormi après le déjeuner pour ne plus se réveiller.
Afficher en entierSa disparition est un gouffre qui n'en finit pas de m'engloutir.Je me sens apatride sur mon propre territoire.Ne me reconnaissant plus,je crapahute à côté d'un étranger.Désemparé.Perdu.Aussi pauvre qu'une branche en hiver, aussi triste qu'un clown.
Afficher en entier-C'est la vie.On ne sait pas pourquoi on vient au monde ni pourquoi on le quitte,et le chagrin n'explique pas grand chose.
Afficher en entierMes danseuses ont enfilé leurs costumes moulants qui accentuent la courbure mythique de leur croupe ; elles papotent dans les vestiaires avec les musiciens. Je les salue et fonce vers ma loge où je dispose d’une armoire métallique rapportée d’une caserne et d’un canapé pour me détendre. Dans l’armoire cadenassée, il y a mon panama, ma veste Christian Dior achetée à Paris que l’épouse d’un diplomate belge m’avait offerte en gage d’amitié, ma chemise en soie, cadeau d’une Canadienne, mon pantalon de flanelle et mes chaussures italiennes à pointe ferrée. Des articles de cette qualité ne se vendent pas dans les boutiques de La Havane. Mes costumes de scène, souvent, je les trouve soigneusement pliés sur le lit de mes conquêtes d’une nuit, en général des jeunes dames de soixante ans venues de pays lointains chercher l’exotisme insulaire dont j’incarne parfois la succulence agissante. Je ne couche pas pour le plaisir, encore moins pour de l’argent, mais pour habiter les souvenirs de ces bourlingueuses fortunées au même titre qu’un musée ou un monument. Ça me fait croire que je voyage avec elles à travers le monde, moi qui n’ai pas quitté Cuba une seule fois de ma vie.
Afficher en entierLuis est à l’accueil du Buena Vista depuis vingt-deux ans. À Cuba, certains portiers s’autorisent des galons plus larges que leurs épaules. Luis en est le parfait spécimen. En plus de sa mission domestique qui consiste à déployer un parapluie ou à trimbaler les bagages des clients, il s’arroge les prérogatives d’un agent de la sécurité : il filtre l’affluence, refoule les racoleuses qui viennent draguer les pépères friqués aux accents étrangers, moucharde aussi pour que le patron l’ait à la bonne, mais son loisir de prédilection à lui, ce sont les taxis qui débarquent avec leur lot de touristes. Quand il en voit arriver un, ses yeux flambent et sa moue de pitbull se laisse avaler par un sourire glucosé qui lui fend la figure en deux. Il dévale le perron d’une seule enjambée et, à l’instant où il ouvre la portière, son autre main réclame le pourboire. Dans la boîte, on l’appelle « le Magicien ». Il escamote si vite les pièces de monnaie qu’on lui glisse dans la paume que nul n’est assez alerte pour deviner dans quelle poche il les a mises.
Afficher en entierIl faut me voir sur scène, avec mon panama enrubanné rouge sang, ma queue-de-cheval et ma dégaine. Lorsque je penche du buste en m’appuyant sur une jambe et en battant la mesure avec le bout de mon pied, la chemise ouverte sur le duvet de mon torse musclé, il arrive parfois à ces dames de tomber dans les pommes.
Si les gens continuent de fréquenter le « café », c’est grâce à moi, Don Fuego, le souffle incendiaire des Caraïbes.
Chanter, c’est ma vie.
Je suis une voix – ma tête, mes jambes, mes bras, mon cœur, mon ventre n’en sont que des accessoires de fortune.
Afficher en entierJe travaille au Buena Vista Café – jadis Buena Vista Palace, si cher aux flambeurs de Cincinnati, que la révolution castriste a rétrogradé au rang de « café » pour la bonne cause prolétarienne. L’endroit garde encore les vestiges de son lustre d’antan avec sa façade impériale lambrissée de marbre, son perron à colonnades, sa pelouse sous les cocotiers et son vaste hall tapissé de miroirs – sauf que l’entretien et les prestations de service laissent à désirer.
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