Extraits

A-t-elle refait sa vie ?

C’est fort probable ! Lucy y pense depuis quelques jours. Sans doute doit-elle se préparer à apprendre qu’elle a des frères et des sœurs, des tantes, des oncles, des grands-parents, un beau-père, et peut-être même des neveux et des nièces dont elle ignore tout… À cette seule pensée, la jeune femme reste perplexe. Faire la connaissance de sa mère sera très certainement une épreuve. Que dire alors de l’étape suivante ? Tout reprendre au début, comme une seconde naissance, apprendre à partager des retrouvailles qu’elle a déjà tant de mal à affronter seule, et surtout accepter l’idée qu’après l’avoir abandonnée, sa mère ait pu fonder une vraie famille…

Yves tourne en rond dans la cuisine. Lucy est installée à table, avec les enfants qui, tout en mangeant, ne perdent pas une miette de la conversation orageuse de leurs parents. La surprenante nouvelle n’a pas eu l’effet escompté auprès du mari. Après avoir écouté Lucy d’une oreille circonspecte, Yves a lâché un grognement pour le moins réprobateur. Puis il a posé ses questions, sur un ton plutôt froid. Comptait-elle se rendre à cette émission ? Sous le coup de la surprise, Lucy a éclaté de rire. Bien sûr qu’elle comptait s’y rendre ! Yves a toisé sa femme d’un regard froid. Et lui, devait-il également se prêter à ce jeu de cons ? De plus en plus ébahie, Lucy a gardé le silence pendant quelques secondes, avant d’expliquer d’une voix sourde qu’il ne s’agissait nullement d’un jeu de cons, mais plutôt d’un moment terriblement important de son existence. Sa véritable mère cherchait à la retrouver. Pour la première fois de sa vie, elle allait être confrontée à sa propre histoire, et peut-être même recevoir les réponses qu’elle attend depuis si longtemps.

À quoi ressemble-t-elle ?

Lucy se poste devant le miroir et tente de s’imaginer avec vingt ans de plus. Quel âge peut-elle avoir, d’ailleurs ? Quelque chose comme cinquante-cinq ans, peut-être soixante… A-t-elle de l’embonpoint, comme ces dames dont les années s’accompagnent de douillettes rondeurs ou bien s’apparente-t-elle plutôt à ces femmes actives, petites et sèches, aux rides malicieuses et au regard pétillant de sagesse narquoise ? Est-elle sophistiquée ou plutôt naturelle ? Comment s’habille-t-elle ? Comment parle-t-elle ? Comment se tient-elle ? Droite et digne, ou bien courbée par la rudesse de la vie, le corps plié en deux sous la charge des ans ?

Lorsqu’elle réapparaît dans le salon, Lucy découvre Sylvie en train de contempler les multiples cadres disposés sur la cheminée, photos de famille sur lesquelles quelques instants d’une vie ont été figés sur papier glacé. On y voit Lucy et Yves tendrement enlacés dans leur jeunesse et, juste à côté, l’incontournable photo de mariage. Puis c’est Léa à un jour, rougeaude et fripée, pelotonnée dans les bras de Lucy à l’air éreinté dans un décor de maternité aseptisée. Sur le cliché suivant, une dame d’un certain âge sourit à l’objectif, tenant avec fierté une Léa grandie d’une bonne année. À côté d’elle, plus effacé, un homme d’une cinquantaine d’années tente d’occuper le peu de place qu’on lui laisse sur la photo. Il y a aussi Yves déguisé en vampire et, un peu plus loin, Léa et Max dans une piscine gonflable, étincelante sous le soleil du jardin.

« Devine qui est là ? »… Une émission un peu racoleuse qu’elle regarde pourtant et avec plaisir encore, parce que des individus qu’elle ne connaît pas viennent y dévoiler une partie de leur histoire. C’est un déferlement d’émotions en tout genre, certains pleurent ou gueulent, d’autres rient, une prise directe avec la vie dans tout ce qu’elle a de banal et d’extraordinaire. C’est le destin du commun des mortels mis à la une, le quart d’heure de gloire devant des milliers de téléspectateurs à la portée de tous, le prime time des anonymes qui déboule chez elle sans crier gare.

— Lucy Gilot ?

Les yeux écarquillés, Lucy découvre sur le pas de sa porte, une femme dont le visage ne lui est pas inconnu. Elle est suivie de près par deux hommes, dont l’un pointe sur elle une grosse caméra ornée du sigle « Direct’Life ».

— Bonjour, je suis Sylvie, de l’émission « Devine qui est là ? », qui passe tous les lundis sur « Direct’Life », renchérit aussitôt la femme braquant un micro sur elle. Connaissez-vous le principe de notre émission ?

« Devine qui est là ? »… Sylvie… Mais oui ! C’est bien elle ! C’est la fidèle assistante du célèbre animateur de télévision, Jacques Duvier, qui présente son émission vedette tous les lundis soir.

— Heu… Oui… Je la regarde de temps en temps, bredouille Lucy sans oser comprendre.

De retour à la maison, Lucy s’affale sur une chaise de la cuisine. C’est un de ces petits moments de quiétude qu’elle affectionne tout particulièrement : la maison est vide, le silence résonne paisiblement autour d’elle, la demi-heure qui suit ne sera consacrée qu’à cette inertie béate, quelques minutes de paresse indolente qu’elle s’octroie farouchement chaque jour de la semaine.

La jeune femme en profite pour dévorer quelques magazines people, non sans éprouver de peu recommandables sentiments lorsqu’elle apprend que telle star du show-biz est en cure de désintoxication ou que telle autre s’est faite larguer pour une jeunesse. On ne peut pas tout avoir ! Sa lecture la passionne. C’est son moment à elle. Sans oublier l’horoscope qui, même si elle s’en défend, modifiera son humeur au gré des prévisions.

« Vie sociale : Coups de tonnerre, foudre, pluies diluviennes : un orage se prépare au-dessus de votre tête ! Des événements inattendus peuvent survenir et vous déstabiliser. Mais il suffira d’un peu de malice pour déjouer le sort et retourner la situation à votre avantage. Dans le cas contraire, attendez-vous à quelques revers de fortune. Amour : Vénus vous fait grise mine et la passion est mauvaise conseillère. Méfiez-vous des coups de sang ! Santé : Bonne en général. Ménagez toutefois votre tension. »

Il est beau, Yves. C’est un solide gaillard de 39 ans, un mec de maintenant, l’allure dynamique et responsable, mais avec une douceur sereine dans son regard noisette. Il travaille d’arrache-pied pendant la semaine, fait régulièrement du sport pour entretenir sa forme et passe de bons moments en famille le week-end.

Lucy profite de la présence d’Yves dans la cuisine pour monter en vitesse se doucher et s’habiller. Six minutes. C’est le temps qu’elle prend pour se donner une allure présentable, son déguisement de maman respectable comme elle dit, avant de s’octroyer une partie de la matinée pour se transformer en femme désirable.

C’était un matin comme les autres. Les enfants avaient pris place autour de la table, Max encore tout endormi devant son bol de Nesquik, avec ses cheveux en bataille et sa petite frimousse froissée, fermée à l’agitation matinale. Léa, sa grande sœur, déjà pimpante au réveil, ses longs cheveux châtains sagement posés sur ses épaules comme si elle n’avait pas bougé de la nuit, entamait ses céréales avec délectation. Lucy ne parvenait pas à comprendre comment sa fille faisait pour se réveiller parfaitement toilettée, elle qui mettait un temps fou à domestiquer sa tignasse informe, puis à ranimer ses traits amollis par le sommeil. L’âge y était sans doute pour quelque chose, bien qu’elle n’ait pas le souvenir d’avoir jamais eu la fraîcheur si éblouissante aux premiers battements de cils. Léa était un vrai mystère.