Extraits

Je lui offre mon plus beau sourire.

- Lina, heureux de te revoir.

J'ai le droit à une moue qui m'invite, au mieux, à aller jouer sur l'autoroute.

-J'aimerais pouvoir en dire autant, mais ce serait mentir. Que faites-vous là, monsieur Hartley?

- C'est un trottoir public, madame Santos. Mais n'est-ce pas insensé que je sois passé par là à l'instant même où vous me débiniez joyeusement?

Une femme s'impose physiquement entre nous et me toise d'un regard venimeux.

- Quand on te pose une question, tu réponds pas par une autre question, gros naze!

Si méritant ou doué qu'il soit, tout adversaire a un point faible.

Andrew sait qu'il est dans son intérêt de marcher dans la combine, et son frère n'a qu'à suivre le mouvement. Je sais gérer quelqu'un comme Max.

Jaslene se met soudain à toussoter, les yeux exorbités.

- Ce sont encore tes allergies? dis-je inquiète. Argh. Ma voiture était couverte de pollen, ce matin.

Elle tousse dans sa main.

-Non, c'est pas ça.

- Enfin bref, si je la joue bien, je poursuis, Max ne participera pas à ce projet. Il est tellement à côté de la plaque! J'aurais signé on contrat avant qu'il ait eu le temps de comprendre qu'il n'a servi à rien.

Natalia pousse un soupir, la tête rejetée en arrière.

- Quoi?

Elle pose un regard assassin sur un point au-dessus de mon épaule.

Mon petit déjeuner fait un saut périlleux dans mon estomac, un frisson me parcourt l’échine.

- Il est juste derrière moi, c'est ça?

- C'est ça, répond Max, une pointe d'amusement dans la voix.

Merde. Finalement, on devrait peut-être faire un film de ma vie.

« Merde. En tant qu’homme blanc, j’ai honte de me rendre compte que rien de tout ça ne m’aurait traversé l’esprit, si Lina ne m’avait pas forcé à ouvrir les yeux. C’est un privilège que je tiens pour acquis : la possibilité d’être qui je veux et d’exprimer ce qui me plaît, quelle que soit la situation. Combien de fois ai-je vu des collègues masculins s’énerver et taper du pied en réunion, parce qu’ils avaient estimé qu’on leur avait manqué de respect d’une manière ou d’une autre ? Les ai-je trouvés ridicules ? Non. Mais les larmes d’une collègue femme dans cette même salle de conférence ? Oui, je dois admettre que cela m’a déjà mis mal à l’aise. Est-ce pour cette raison que ma mère insiste pour qu’Andrew et moi oubliions qu’elle est notre mère, une fois franchie la porte du bureau ? Pour ne pas donner l’image d’une figure maternelle, donc dans l’émotion, ou celle d’une dirigeante faible ? Difficile à dire. Quant à Lina, eh bien, ça explique beaucoup de choses. Elle a bâti une forteresse autour d’elle par nécessité. »

Pour commencer, j’aimerais que tu ne prennes pas tant à la légère ce que tu me demandes, quand tu me reproches d’être trop fermée. Tu veux savoir s’il m’arrive de pleurer ? De me mettre en colère ? Bien entendu. Mais j’ai besoin de me sentir en sécurité pour cela, et ces occasions sont rares. Je suis une femme, Max. Et afro-latinx, en prime. Je ne peux pas me permettre de laisser libre cours à mes émotions sans craindre des répercussions.

— Amen ! s’exclame Wanda.

— Une femme noire ne fait pas preuve d’une colère légitime, elle est « hystérique ». Une personne originaire d’Amérique latine ne se laisse pas faire sans broncher, elle est « agressive », « sanguine ». Je n’aime pas élever la voix en public. Les implications sont trop lourdes. Quand une femme a le malheur de montrer une émotion au travail, elle est « irrationnelle » et inapte à tout poste à responsabilités.

[...] ma poitrine s’est serrée à m’en faire exploser le cœur, et je me suis trouvée envahie d’une profonde tristesse. Pas le genre de tristesse qui vous pousse à ingurgiter votre poids en chocolat. Non, quelque chose de bien pire. Une tristesse impossible à maîtriser et contenir à l’intérieur de soi. J’ai craqué. Le visage baigné de larmes, j’ai porté des accusations. Hurlé ma douleur. Je suis tombée à genoux comme une tragédienne auditionnant pour un rôle de figurante dans un film de série B. Ça a été moche. Et gênant. Atrocement gênant. Quand j’ai redressé la tête, tout ce que j’ai vu dans les yeux des autres étudiants, c’était de la pitié. Je venais de perdre leur respect à jamais. Tout cela parce que j’étais incapable de maîtriser mes émotions. J’ai juré à cet instant que je ne laisserais plus jamais quiconque ou quoi que ce soit me réduire à cet état pitoyable. [...] désormais, c’est moi qui contrôle mes émotions, et non l’inverse.

« Il fut un temps où, innocente et naïve, j’ai dû apprendre les règles à mes dépens, mais je ne les connais que mieux aujourd’hui. Nous ne pouvons pas nous laisser dominer par nos émotions. Cela apparaîtrait soit comme un signe de faiblesse qui nuirait au respect obtenu de haute lutte, soit comme de l’agressivité, ce qui ferait dire aux gens que nous sommes des hystériques. En tant que femmes, à plus forte raison en tant que femmes de couleur, nous ne pouvons pas nous permettre d’être perçues comme telles. »

Comment cette soirée s’est-elle transformée en cours magistral à propos de l’homme que je serais soi-disant censée épouser ? Ah, mais c’est bien sûr ! Max Hartley, maître de conférences, éminent spécialiste en « J’en sais rien, mais je le dis quand même », est dans les murs. Max ne me connaît pas. Il n’a pas la moindre idée de ce qui me plaît, il ne comprendrait jamais pourquoi je suis la personne que je suis aujourd’hui, pourtant il ne se gêne pas pour expliquer ma vie sentimentale à ma famille.