Extraits

Ma marche se fit plus précipitée et je finis par me mettre à courir pour fuir les ombres des immeubles qui semblaient vouloir m’engloutir. Une silhouette jaillit brusquement de nulle part et me bloqua le passage. Je lâchai un cri, mélange de surprise et d’effroi, en essayant de modifier ma trajectoire, mais une main m’agrippa et me tira violemment sur le côté. Entraînée dans un endroit dévoré par les ténèbres, le bras pris dans un étau, je ne cherchai pas à appeler à l’aide. Cela n’aurait servi à rien. Au lieu de cela, je m’efforçai de repêcher un maximum de courage au fond de moi. Aveuglée par l’obscurité, je tentai de me débattre en frappant dans la direction de celui qui me retenait prisonnière. Les deux formes ovales d’un rouge incandescent qui brillaient devant moi me calmèrent immédiatement. Ephreïm. Une boule d’angoisse au fond de la gorge, je me figeai tout en plissant les paupières

La silhouette rapprocha alors la flamme d’une bougie noire posée sur le parquet et embrasa la mèche. Lentement, la silhouette ôta sa capuche puis plongea une main dans le sac qu’elle gardait sur l’autre épaule et en tira une craie blanche avec laquelle elle traça des figures sur le plancher. Rapidement, son dessin prit forme et révéla un immense pentacle. Une fois sa tâche terminée, elle sortit quatre bougies noires du même sac et les disposa sur chacune des pointes de l’étoile à cinq branches, les enflamma et rajouta celle qu’elle avait déjà allumée. Elle observa les lueurs orangées pendant un instant, sentant leur faible chaleur. Un minuscule nuage de condensation s’échappa de sa bouche entrouverte. Sa respiration se fit plus forte, le sang pulsait contre ses tempes. La pièce revêtait un nouvel aspect, comme si des milliers d’êtres invisibles s’étaient réunis et attendaient qu’elle les appelle. Le plafond aux poutres apparentes semblait s’arquer sous le poids des nombreuses toiles d’araignée poussiéreuses.

- Tu ne connais pas Emy, je crois dit Eve. Et je ne suis pas certaine d'avoir envie de la connaitre, ne pus-je m’empêcher de rétorquer intérieurement.

Pour tromper son ennui, Damian fit craquer ses jointures. Il sentait la fatigue le gagner et luttait contre l’irrépressible désir de fermer ses paupières lourdes. Sans chauffage, le véhicule s’était vite refroidi et glaçait littéralement ses occupants, mais les tremblements discrets qui agitaient les mains de Damian ne venaient pas de là. Il savait que c’était un effet de l’alcool. Il se rendait compte qu’il ne pouvait pas continuer à se détruire de cette façon. Il pensait à Seven. Il se sentait la responsabilité de le protéger parce qu’il était l’aîné, mais il devait pour cela être en pleine possession de ses moyens. Et puis, il y avait Cassie. Une fraction de seconde, il porta son regard dans le rétroviseur intérieur et observa la jeune fille. Occupée à lustrer son arme, elle ne remarqua pas qu’il la fixait avec inquiétude. Un semblant de sourire apparut au coin des lèvres de Damian. Même détentrice d’une force exceptionnelle, elle restait fragile, comme une enfant. Le sourire de Damian s’évanouit et il se concentra de nouveau sur le pare-brise.

Cassie reporta les yeux sur le garçon aux lèvres exsangues et réalisa que Damian avait raison. Ce n’était pas un Solth, mais simplement un gamin sans cervelle qu’elle s’apprêtait à tuer à cause de sa force surhumaine. Comment avait-elle pu en arriver là ? Sans un mot, elle se laissa faire et finit par lâcher le cou du lycéen qui s’affala sur le sol. L’attroupement de spectateurs gardait à présent un silence presque effrayé. La rixe, au départ amusante, avait pris une tournure angoissante et personne n’osait plus émettre le moindre son. Damian s’accroupit devant le garçon qui alternait pleurs et quintes de toux.

Damian finit par tourner la tête et la considéra sans surprise. Il semblait savoir qu’elle était entrée. Le parfum délicat qui se dégageait d’elle avait envahi ses narines dès l’instant où elle avait franchi la porte de l’établissement. Il se détourna ensuite d’elle et avala sa consommation d’un trait avant de se resservir. Il but son second verre plus rapidement que le serveur n’apporta son café à Cassie. Damian ignora de nouveau la jeune fille et se concentra sur un point imaginaire devant lui.

À nouveau, un petit sourire flotta sur les lèvres du jeune homme. Il feignit de ne pas avoir entendu, se pencha vers son autoradio et l’alluma sur une station qui débitait un flot d’informations sur l’état des routes. Cassie soupira, puis claqua la portière et se dirigea vers le lycée. Le caractère changeant de Damian commençait sérieusement à l’agacer. Qu’il soit en colère à cause de leur bagarre de la veille, elle pouvait le concevoir, mais son indifférence était pire que tout. Au moins elle, était égale à elle-même, toujours d’une humeur morose. Lorsqu’elle croisa les regards inquisiteurs d’Ève et d’Emy, adossées contre la grille de l’établissement scolaire, elle se dit que ce n’était pas encore aujourd’hui que sa maussaderie la quitterait.

Damian consulta sa montre tout en continuant à marcher. Un courant d’air glacé frôla sa nuque. Il s’immobilisa un instant puis regarda autour de lui avec méfiance. Comme s’il s’était attendu à trouver quelqu’un non loin de lui, ses doigts se crispèrent sur le manche de son arme, prêts à dégainer. Après de longues secondes sans que rien ne se passe, il se rendit compte qu’il était à cran depuis le départ de Cassie, cela le rendait sans doute nerveux et paranoïaque. Il s’efforça de se détendre, prit une profonde inspiration puis remonta le col de son blouson tout en continuant sa route. Il tira son téléphone de sa poche et appuya sur une touche. Les yeux rivés sur l’écran du portable, il traversa la chaussée déserte pour s’engager dans une rue étroite.

Cassie rendit le pistolet à Damian puis elle s’agenouilla et sortit un opinel de son jean. Elle considéra un instant les deux hommes qui la fixaient, avant de reporter son regard sur la lame et de la déplier lentement. Elle avait gagné son combat contre ses ennemis et, malgré cela, n’en éprouvait aucune joie. N’était-ce pas pour cela qu’elle avait fui ? Pour ne plus devoir tuer ? Elle savait cependant que sa vie en dépendait. Résignée, les yeux rivés sur l’opinel, elle leva l’arme blanche et la plongea dans le sternum de la créature d’où jaillit un sang couleur émeraude. Les deux frères échangèrent un regard d’incompréhension. Damian s’accroupit à son côté, il voulut poser sa main sur son épaule mais n’osa pas la toucher.

Ils se dirigèrent vers l’oculus. Damian passa sa main libre par le carreau cassé et tira la crémone. La fenêtre s’entrebâilla en silence, comme si l’on avait pris soin d’huiler les boiseries pour éviter tout bruit. Il se glissa le premier à l’intérieur, aussitôt imité par Cassie. Plongée dans la pénombre, la pièce semblait plus spacieuse qu’elle ne l’était en réalité. Des piles de dossiers, posés à même le sol, formant de volumineux monticules poussiéreux cernaient les deux amants. Cassie leva les yeux vers le plafond et examina les toiles d’araignées abandonnées qui enveloppaient les poutres de bois sombre. Elle s’avança vers le centre du grenier et étudia les lieux avec curiosité. Les parois de pierre étaient recouvertes d’une couleur crayeuse et dégageaient une légère odeur d’humidité. Damian s’adossa contre le mur, croisa les jambes et l’observa en faisant craquer ses jointures.