Extraits

Les fleurs sont comme les enfants, ingrates et infidèles, elles s'épanouissent devant qui les regarde.

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Les parents et les enfants concluent un pacte au départ : je t'élève, je m'occupe de toi. J'avance en âge, tu t'occupes de moi. Tu romps le pacte, ça ne se fait pas. Tu m'appartiens. Je suis très déçue. (p. 93)

Ce jour-là, nous pédalons tranquillement vers les soldats en vert qui barrent la route. En général, je leur souris avec une insouciance calculée, je les connais, nous échangeons quelques mots : pharmacie, médicament, urgent. Ils fourragent vaguement dans nos sacoches puis nous laissent passer. Ils me parlent plus volontiers à moi, Nadine est habituée, on joue une partition bien rodée. Mais je repère un nouvel officier, il a un visage très beau avec une tache de vin grumeleuse sur la joue. Il y a eu du rififi la veille, une explosion sur la voie ferrée, il s’est fait remonter les bretelles et on l’a rétrogradé jusqu’à cette route sans gloire où il brûle de capturer des espions.

Avec Nadine, nous faisons la paire, la belle et son faire-valoir. Quand je rêve de trouver un prince charmant célèbre, de monter à Paris, de l’épouser en grande pompe et d’avoir un fils, elle rêve de devenir journaliste. Son plan de carrière est tout tracé : rubrique des chiens écrasés et des estivants noyés dans le canard local ; cap sur un journal breton national ; traversée de l’océan séparant le Morbihan de Paris ; transat en solitaire comme grand reporter à travers la planète. Quelques amants, le respect des confrères, surtout pas d’enfants à qui transmettre son long nez. Dans notre pays occupé, brisé, sanglant, ma copine au visage ingrat et au cœur généreux veut raconter et informer. Elle ignore que j’appartiens au réseau de résistants de mes parents et qu’on livre autre chose que des pilules. Nous parlons souvent de ce qui se passera dans cinq ans, dix ans, vingt ans. J’affirme :

– Mon mari sera grand. On se retournera sur nous dans la rue. Il m’aimera à la folie.

– Et toi ? Tu seras amoureuse ?

– Moins que lui, comme dans tous les couples, il y en a toujours un plus attaché à l’autre.

– D’où te vient cette science ?

J’hésite à lui parler de mes parents et de la fille en robe orange qui s’immisce dans mes nuits depuis le mariage de sa cousine à Carnac. Ce souvenir, peut-être inventé de toutes pièces, me pèse. Maintenant, l’hôtel Le Tumulus est occupé par les Allemands.

La guerre a débuté en France en septembre dernier. J’ai douze ans, je vis à Quiberon avec mes parents, mes deux grands frères et ma petite sœur. Ma meilleure amie, Nadine, m’a invitée au mariage d’une cousine à Carnac.

Pour gagner du temps, maman a posé sur mes cheveux couleur de blé un bol breton et coupé ce qui dépassait. Nadine a pris un coup de soleil, on ne voit que son long nez rouge au milieu de sa figure, un nez digne de Cyrano. Nous quittons Quiberon dans la voiture de ses parents pour rejoindre l’hôtel Le Tumulus où se déroule la noce. Nous arrivons pile à l’heure pour le déjeuner, fondons sur le buffet. Je suis heureuse d’être loin de chez nous où l’atmosphère est tendue entre mes parents. Papa vient encore de partir pour une durée indéterminée, il travaille dans le renseignement militaire, on ne lui pose pas de questions, il n’a pas le droit de répondre.

Axel est un héros de films, un mix de John Wayne, Paul Newman et Philippe Noiret. Un homme et un père formidable. Lise aussi fascinerait sa fille sur scène ou au cinéma, c’est un personnage, une actrice, un feu follet, un ludion, une diva, une beauté absolue, glacée et hiératique. Un mélange de Michèle Morgan et de Catherine Deneuve. Cerise n’est pas une héroïne, c’est une ado banale, elle a du charme, n’est ni la plus belle, ni la plus moche. Chaque soir, elle ouvre sa boîte à bonheurs imaginaire et y glisse les joies du jour enfui. Mais Lise est le caillou dans sa chaussure. Et Cerise est la mouche qui se noie dans sa coupe de champagne.

– Tu prends le tire-bouchon, mon petit burlat ? lui demande son père.

Cerise n’ouvrira aucune bouteille avec le tire-bouchon dont il parle. C’est le petit train qui, l’été, relie Quiberon à Auray. Elle a dix-sept ans, est la fille unique d’Axel Venoge et de Lise Venoge, née Madec. Pendant l’année scolaire, elle vit à Paris dans le seizième arrondissement. Et ses vacances, elle les passe chez sa grand-mère maternelle dans le Morbihan, face à la petite plage de Castero, côté baie de Quiberon.