Extraits

"Face à Ivana, Niémans s'était fait l'avocat du diable mais lui non plus ne comprenait pas la jouissance de la chasse. Les chasseurs comme son grand-père qui pouvaient passer une soirée à vous expliquer la beauté d'un grand cerf immobile dans le couchant et qui n'avaient comme réaction immédiate que de lui tirer dessus lui faisaient penser à un mélomane qui, ému aux larmes après avoir écouter le Requiem de Mozart, n'aurait rien de plus pressé que d'en brûler la partition." p.94-95

Le plaisir n'est pas dans l'acte de tuer, mais dans la traque. Et aussi dans la prouesse technique.

Elle se rassit à sa place et profita quelques secondes du goût du tabac.

Soudain, la pièce se mit à ressembler à une église arménienne, avec ces meubles qui brillaient comme des icônes et les volutes de fumée dans le rôle de l’encens.

– On a dû vous parler de ses tendances… exotiques, dit enfin Laura. Mais ce n’est pas parce que Jürgen fréquentait des boîtes sado-maso qu’on lui a coupé la tête…

– Il aurait tout de même pu y faire une mauvaise rencontre.

– Non. Contrairement à ce qu’on peut imaginer, c’est un milieu inoffensif.

Niémans ne prit pas la peine d’acquiescer.

– Vous le fréquentez vous aussi ?

– Quoi ?

– Le milieu SM.

Laura eut un sourire, un vrai sourire qui exprimait un franc amusement.

Plus les minutes passaient, plus cette créature extraordinaire se rapprochait et se révélait, non pas inaccessible, mais au contraire humaine, chaleureuse, avec un je-ne-sais-quoi qui entrait en totale contradiction avec son statut et son éducation. Son charme s’en trouvait redoublé… si c’était possible.

– On voit que vous n’êtes pas de la région, répliqua-t-elle.

– Pourquoi ?

– Parce que personne ne m’a parlé aussi directement depuis… Depuis pas mal de temps.

C'était l'ironie du premier regard : on se croit seule au monde avec l'autre. Et puis on s'aperçoit qu'on est vraiment seule... sans l'autre.

N'oublie jamais ça : la famille est une faiblesse.

- Les agresseurs de cette famille sont les mêmes gars que ceux de cette nuit, ou bien leurs successeurs. Parfois une piste froide peut s'avérer la plus chaude.

Du coin de l’œil, Niemans repéra Ivana qui hochait lentement la tête tout en écrivant. Ce simple mouvement signifiait : "Vos phrases à la con, vous pouvez vous les garder. On n'est plus à l'école des flics..."

Ivana ouvrit sa fenêtre et alluma une cigarette - ils avaient un deal : permission de fumer à condition de baisser la vitre. A l'idée que ses sièges en cuir s'imprègnent de l'odeur du tabac froid ou qu'elle brûle son tableau de bord en ronce de noyer, Niémans en crevait mais il se refusait à censurer un vice solitaire.

Niémans se dit qu'il était temps de demander leur alibi aux deux débiles.

Tout ce qu'il obtint comme réponse, ce furent de nouveaux ricanements et des regards en coin entre les frangins.

- Qu'est-ce qu'il y a de drôle ? interrogea-t-il.

Max se redressa sur sa chaise et secoua sa tête de quille peinte.

- Disons qu'on a enfreint quelque peu les règles du week-end.

- C'est-à-dire ?

- On a fait venir de jeunes personnes dans nos chambres au lieu de nous coucher tôt, comme le veut la tradition.

Il avait vu passer cet alibi, il s'en souvenait maintenant.

- Vous avez leurs coordonnées ? demanda-t-il.

- Bien sûr. Je peux aussi vous donner leur tarif.

Tout en conduisant, il observait la petite Slave du coin de l’œil - elle tirait sur sa clope comme un masque à oxygène. Les paradoxes de Mademoiselle. D'un côté, elle se soignait aux petits oignons (elle était végane, bio, yoga et on en passe...). De l'autre, elle se dévastait au quotidien : fumant comme un condamné à mort, elle n'avait arrêté la drogue et l'alcool que pour éviter de justesse l'overdose ou le coma éthylique. Par ailleurs, elle ne jurait que par la nature et l'avenir de la planète mais elle n'avait jamais foutu un pied à la campagne et ne se sentait bien qu'en zone urbaine, à biberonner du CO2.

La plupart des gens pensent qu'ils seront "complets" ou deviendront enfin ce qu'ils sont quand ils auront réaliser leurs projets, mais ce sont au contraire ces promesses jamais tenues qui les constituent, qui les fondent en profondeur. Nous sommes tous des mutilés de nos rêves.