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Pendant quelques instants, je restais sans voix. Les images qui surgissaient en moi étaient si bouleversantes que j'en avais le feu aux joues. Rejoindre Chris, me blottir dans ses bras, l'étreindre et sentir ses lèvres sur les miennes; l'écouter chuchoter des mots tendres et percevoir le battement de mon cœur, connaitre à nouveau l'extase que nous avions partagée...Non, jamais je n'aurais cru cela possible, même en rêve.

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Assez souvent, mes yeux cherchaient les siens, nos regards se nouaient et mon cœur s'emballait dans ma poitrine. Je redoutais que mon visage ne trahisse l'émotion qui m'étouffait quand j'étais près de lui, quand il m'adressait la parole, et je m'efforçai de l'éviter. Mais autant vouloir éloigner un verre d'eau fraîche de ses lèvres après avoir marché des jours et des jours en plein désert ! Malgré moi, mon regard s'orientait sur lui. Et dès que j'entendais sa voix, je me taisais, cessant d'écouter la personne qui me parlait pour ne plus rien entendre d'autre. Cette voix, entre toutes, plus douce à mes oreilles que la plus délicieuse musique… comme elle vibrait encore en moi ! Mais il n'était pas facile de nous retrouver en tête à tête, ce fut même impossible. Et le lendemain, Paul arriva de bonne heure pour m'accompagner aux funérailles.

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Paul et moi finissions de dîner. Mme Fleming avait fait manger Perle et l'avait emmenée jouer, dans le petit salon qui servait de cabinet de travail. Après avoir servi le café, Holly s'était retirée en emportant les restes du framboisier de Letty, et nous nous lamentions sur les kilos superflus que nous valait sa cuisine. Mais ni lui ni moi n'aurions voulu nous en priver pour rien au monde, et nous nous moquions de nous-mêmes et de nos larmes de crocodile.

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Le ronflement du canot à moteur de Paul dérangea un couple de gros-becs en train de se pavaner sur une épaisse branche de cyprès ; déployant leurs ailes, ils s'élancèrent sur la brise du golfe et s'éloignèrent en planant pour s'enfoncer au cœur des marais, aussitôt imités par une volée de passereaux.

Malgré la chaleur et l'humidité, très pesantes en ce jeudi après-midi de la fin mars, Perle faisait preuve d'une activité débordante, se démenant pour s'échapper de mes bras et ramper vers les meules de foin où s'abritaient loutres et rats musqués. Ses cheveux avaient poussé plus vite ce dernier mois. Ils atteignaient presque ses oreilles et sa nuque, tirant davantage sur le blond que sur le brun. Je lui avais mis une robe ivoire, à volants roses au cou et aux poignets, et les petits chaussons de coton brut que j'avais tissés la semaine précédente.

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Comme je voudrais qu'elles soient là, vivantes, et qu'elles puissent me conseiller ! Dans moins de dix-huit mois, j'aurai de l'argent car je toucherai mon héritage du côté Dumas. Mais j'éprouve un immense dégoût pour La Nouvelle-Orléans, à présent, malgré la magnifique demeure de Garden District et la richesse qui m'attend là-bas. Revoir Daphné, la femme qui a tenté de me faire interner dans un hôpital psychiatrique, cette femme dont la beauté cache un cœur de pierre… cette seule idée me donne le frisson. D'ailleurs, si j'ai appris quelque chose au temps où je vivais dans la maison Dumas, parmi le luxe et les serviteurs, c'est que l'argent ne fait pas le bonheur, si l'amour est absent.

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Mais c'est une vie encore plus dure qui m'attendait là-bas. Gisèle me détestait depuis le premier jour et s'ingéniait à me gâcher la vie, à la maison comme à Greenwood, le pensionnat de Baton Rouge où on nous avait exilées. Ce qui la faisait le plus enrager, c'est que son ancien soupirant, Chris Andréas, soit tombé amoureux de moi, et moi de lui. Plus tard, quand j'attendis l'enfant de Chris, Daphné tenta de me faire avorter dans une clinique sordide, mais je m'enfuis. Et je revins au seul endroit où je me sois jamais sentie chez moi : le bayou.

Grand-père Jack se noya dans le marais au cours d'une de ses crises d'ivrognerie, et à peine arrivée je me serais retrouvée seule au monde, si Paul n'avait pas été là. Paul, mon premier amour et aussi — autre secret de famille — mon demi-frère. Il avait eu le cœur brisé d'apprendre que son père avait séduit ma mère, encore adolescente, et refusait toujours d'admettre la réalité.

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J'ai presque dix-neuf ans, maintenant, et voilà bientôt trois mois que Perle est née, pendant l'un des plus violents ouragans qui aient sévi sur le bayou. Les arbres jetés en travers de la route ont été repoussés sur les côtés, mais ils gisent toujours le long du macadam, tels des soldats blessés attendant de reprendre des forces et de guérir.

Moi aussi, j'imagine, j'attends de reprendre des forces et de guérir. Au fond, c'est pour cela que je suis revenue de La Nouvelle-Orléans dans le bayou. Après que mon père, miné par ses remords envers son frère, mon oncle Jean, eut succombé à une attaque, ma belle-mère avait régenté nos vies avec une joie vengeresse. Daphné me haïssait depuis le jour où j'avais frappé à leur porte, moi, la jumelle ignorée de Gisèle, l'enfant que grand-père Jack avait vendue. C'est grand-mère Catherine qui m'avait épargné le même sort, en dissimulant mon existence pour me garder auprès d'elle.

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Le soir descend, le soleil vient juste de plonger derrière la cime des cyprès, à l'ouest du bayou. Assise dans le vieux rocking-chair de grand-mère Catherine, je berce Perle dans mes bras en lui fredonnant un air d'autrefois. Une de ces douces mélodies cajuns que grand-mère me chantait pour m'endormir, même quand j’étais déjà cette fillette aux couettes sautillant sur les épaules, courant à travers champs vers notre cabane sur pilotis. En fermant les yeux, je crois l'entendre encore m'appeler :

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Adieu l'enfance et l'innocence qui me préservait de la cruelle réalité. Je croyais entrer au Pays des Merveilles en allant à Bois Cyprès, mais c'était presque trop beau pour être vrai. Mon vrai Pays des Merveilles, c'était ici. En ce lieu où j'avais connu des heures enchantées, où j'avais créé quelques-unes de mes plus belles œuvres d'art.

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Je vivais entourée de beauté, dans une maison et un domaine splendides. Et malgré tout cela, je sentais que des murs se resserraient autour de moi, occultant le soleil, m'enfermant sous une lourde chape de regrets, aussi sombre et aussi déprimante qu'une prison.

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