Extraits

Depuis toute petite, elle faisait preuve d'un tempérament vif et volontaire, peu disposé à attendre pour entreprendre. Très jeune déjà, la crinière en bataille, elle suivait les garçons plus âgés, dont son frère Palléas, pour les regarder combattre. Nombre de fois, elle avait empoigné les sabres d'entraînement en bois pour foncer sur les jouteurs. Et justement parce que la tradition n'admettait pas que les femmes s'adonnassent aux jeux virils du combat, elle avait mis un point d'honneur à posséder parfaitement les sciences des armes. Par défi, par orgueil peut-être, ou encore parce qu'elle regrettait de ne pas être née dans la peau d'un garçon, elle s'était donnée complètement aux arts rudes de la guerre. À seize ans, elle était capable de se mesurer aux plus féroces guerriers de Gwondaleya.

Au fil des années, les souvenirs s'estompent, se diluent dans les méandres de la mémoire. Ils se résument à des images imprécises, détachées de la réalité, auréolées d'un mystère insondable et nostalgique.

Dorian ne s'y arrêta pourtant pas. Balayant systématiquement devant lui, il transforma la vallée en un gigantesque brasier au milieu duquel se débattaient les monstres soudain pris de folie.

Une rage meurtrière l'avait envahi. C'était sa mère qu'il vengeait, c'était Solyane qu'il défendait. Ces flammes étaient l'exorcisation de ses angoisses d'enfant, la destruction des démons qui lui avaient tout pris. Il était comme dédoublé. Une partie inaccessible de lui-même lui hurlait la cruauté de ses actes. Il savait que ces êtres monstrueux descendaient malgré tout de l'homme, que ceux-là n'avaient rien à voir avec ceux de la forêt Skovandre. La haine lui paralysait l'esprit.

Un malaise diffus avait envahi le cœur de Dorian. Il ne desserra pas les dents de tout le temps que dura le voyage de retour. Dracchus, n'osant interrompre la méditation sauvage de son ami, s'abstint pour une fois de son bavardage incessant.

Que s'était-il passé? Pour quelle raison avait-on tué Rodrick de Brastalia? N'étaient-ils pas alliés, Gunar et lui? Bien sûr, il aurait aimé pousser lui-même le ravisseur de sa sœur du haut des remparts.

Mais la vue du cadavre affreusement mutilé, défiguré, avait réduit sa haine à une nausée trouble, incertaine.

Après des adieux difficiles, les Gwondaleyens entreprirent d'escalader la muraille abrupte, discontinuité effrayante entre deux mondes résolument décidés à s'ignorer. En bas, la fournaise étouffante des marais, saturés d'humidité, chargés de relents de pourriture. En haut, au-delà de la couche nuageuse qui s'appesantissait sur la jungle adriate, un plateau sec, aride, à l'horizon morne, uniforme, sans relief, surplombé d'un ciel d'un bleu intense, éblouissant, terrible. Un vent violent balayait le sable et la rocaille. Ça et là survivaient quelques arbustes griffés de douleur, des plaques d'une herbe jaunie et pelée^lissant les yeux pour atténuer l'ardeur solaire, Dorian parcourut les alentours.

Bien que leurs tempéraments fussent différents, elle s'était liée d'amitié avec Elena. La douce fille du nord avait parfois peine à suivre la bouillonnante Folmane, petite sauvageonne toujours prête à accompagner les chasseurs et les éclaireurs et à se mesurer avec les sokongas. Vaïna ne comprenait pas que Elena ne connût pas le métier des armes. Chez elle, toutes les femmes savaient combattre.

Le flot de tendresse l'avait cueillie, caressée avec chaleur, jusqu'à ce qu'elle comprenne qu'il ne lui était pas destiné. Un sursaut de jalousie la gagna, puis s'estompa derrière une surprise encore plus grande lorsque, dans un éclair de lucidité, elle lut dans l'esprit de Dorian. L'objet de ses pensées était clair, limpide, effroyable de beauté et de vérité. Elle douta un instant de ce qu'elle avait découvert, la fatigue du jeune homme avait altéré toutes ses défenses.

Elle s'approcha de lui comme si elle le voyait pour la première fois.

- Mais, seigneur, Isabelle est votre sœur!

Il reçut comme un coup de fouet. Il comprit trop tard qu'il avait trop laissé parler son esprit.

- Elle est ma jumelle, Elena.

- Non!

- Comment non?

- Pour vous, elle est plus que cela! Elle seule compte pour vous!

Ces morts étaient encore leur œuvre. Une rage impuissante l'étouffait. Solyane était prisonnière de ces deux monstres, leurs mains ignobles se posaient sur elle. Solyane et son sourire incomparable, la grâce qu'elle mettait même dans les gestes les plus simples, sa voix aux accents si purs, cette voix claire, aux intonations chantantes, aériennes. Solyane si belle, aux yeux si profonds, si expressifs, au rire spontané. II revécut l'une de leurs dernières rencontres, celle où Rodrick l'avait agressée à l'intérieur même du palais de Paralko. Il revit sa chemise déchirée, lacérée par ce chien. Sa peau au grain de satin, si délicieusement dévoilée par la pénombre et les lectrones discrètes. Aucune femme ne possédait un corps aussi délicatement sculpté. Il avait aimé cette expression de frayeur, puis sa joie lorsqu'il était apparu, lorsqu'il avait volé à son secours.

Mais Elena existait. Elle était à ses côtés, partageait son épreuve avec courage. Elle l'aimait. Elle supportait tout pour lui. Et voilà qu'il venait de l'éveiller de ses rêves, de son amour. Il la regarda avec tendresse, puis, décontenancé, il enfouit sa tête entre les seins tièdes de la jeune femme, comme un enfant qui cherche refuge.

La lune illuminait le désert d'une blancheur bleutée. Ils avaient quitté Gwondaleya depuis bientôt six mois. Combien de temps encore allait durer cette expédition hasardeuse? Il songea à ceux qu'il avait laissés derrière lui, sans s'inquiéter outre mesure. Pierre d'Oth et Jans étaient largement capables d'assurer la direction du comté sans lui. Et puis, ils savaient que Pillât garderait un œil attentif sur ses affaires. Il se prit à regretter les verts paysages des vallées proches de la forêt Skovandre, le Danov, le port animé et toute cette population qu'il avait appris à aimer.