Extraits

Ma mère aurait soi-disant eu un amant, selon la défense. Pas un flirt ou un coup d’un soir, pas une rencontre qui n’aurait jamais dû avoir lieu et qu’elle regretterait toute sa vie. Non, elle aurait eu une amitié et une liaison durable avec un autre homme que mon père. Si c’était vrai, je n’en avais jamais rien su, bien évidemment. Ce n’était pas vraiment le genre d’information qu’on partageait avec ses enfants. Enfin, j’imagine, parce qu’après tout, je n’y connaissais pas grand-chose en aventure amoureuse et en éducation.

Ce qui s’est passé n’est pas très clair. Les souvenirs de ma mère sont assez confus. Et mon fils prétend, avec fougue et force de pleurs, qu’il n’a aucune idée de ce qui aurait précipité la chute de ma mère dans la salle de bains, où sa tête a heurté la baignoire en marbre et où elle est restée allongée, inconsciente, jusqu’à mon retour du magasin.

Interrompue dans mes rêveries, j’ai aperçu mon professeur de psychologie de l’enfance qui se tenait là, devant un autre tableau qui regorgeait lui aussi d’annonces. C’était dingue le nombre de gens qui proposaient des boulots ingrats à ceux d’entre nous qui avaient désespérément besoin d’argent de poche. Comme une économie souterraine : des petits boulots sans prise de tête pour la jeunesse dorée. Une vraie blague.

– J’ai complètement perdu la notion du temps », a-t-elle terminé à mon intention avant de s’adresser à son fils : « Dans la cuisine, Luke. Je voudrais que tu rencontres quelqu’un. »

Il y a eu un silence, durant lequel elle s’est tournée vers moi avec un sourire crispé. J’ai ensuite entendu des pas lents et prudents approcher. Je ne sais pas à quoi je m’attendais précisément, mais sûrement pas à voir un charmant petit garçon, svelte, entrer dans la pièce. C’était le double de sa mère, au masculin et en plus jeune. La même beauté pâle et crémeuse. Comme elle, il avait les pupilles noires, intenses et intelligentes. Les cheveux ébouriffés, il possédait de grands cils. J’hésite presque à parler d’une beauté froide, ça ne dépeindrait pas tout à fait la rougeur de sa peau, l’éclat de ses yeux.

– Luke, l’a salué Rachel.

Elle s’est levée pour l’accueillir, lui a fait un bisou sur le dessus du crâne et l’a entouré d’un bras sur les épaules.

– Voilà Lana. Elle va nous aider.

Il m’a observée d’un air timide, avec l’ombre d’un sourire, et s’est appuyé contre sa mère. Je lui ai rendu son sourire en essayant de détendre l’atmosphère. J’ai ressenti une étrange nervosité en lui. Je me suis demandée si, en m’approchant trop vite de lui, il n’allait pas battre en retraite.

– Bonjour Luke, ai-je déclaré. Ravie de te rencontrer.

– Tu ne dis pas bonjour ? lui a reproché sa mère après un instant de silence.

Elle m’a lancé un regard d’excuse. Il a fini par faire un pas vers moi et me tendre la main. Elle était douce et chaude dans la mienne.

– Ravi de te rencontrer, a-t-il répondu.

Qu’est-ce qui, dans ce tout premier face-à-face, aurait pu prédire tout ce qui allait se passer ? Rien. J’en suis sûre. Rien, pas un sursaut d’instinct, pas de mauvais pressentiment. Il était fort, à ce jeu-là. Très fort.

– Tu es jolie, m’a-t-il lancé.

Le rouge m’est monté aux joues, même si j’ai aperçu Rachel se détendre à vue d’œil. Un large sourire soulagé est apparu sur son visage. De mon côté, j’ai senti la tension monter : le regard chaleureux mais scrutateur de Luke ne me quittait pas. Intérieurement, je me tortillais, comme à chaque fois que quelqu’un me fixait trop longtemps. J’aurais cru qu’il finirait par détourner les yeux, mais non. Mon visage était en feu, mais je n’ai pas non plus baissé les miens. C’était une étrange confrontation, très subtile, que je n’ai pas aimée du tout, mais quelque chose en moi refusait de céder.

En y repensant aujourd’hui, c’était là la première étape de son jeu, qu’on venait à peine d’entamer. Quelque chose en lui, dans notre alchimie, nous a tout de suite liés. Mais tout ça s’est passé très vite, en seulement quelques secondes.