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La rame défile devant le dernier panneau de Reuilly-Diderot. Charles, qui depuis la bourrée matinale ricoche d'un terminus à l'autre, hante les wagons de première, se pose une question inutile... Quelle heure est-il ? À vrai dire Charles s'en moque. Il a seulement envie de savoir quelle sorte de montre gonfle le gousset du gros bonhomme d'en face. Est-elle digne de la chaîne d'or, énorme, anachronique, qui brimbale sur son ventre ? Quelle heure est-il, Charles ? Quelle heure ? Songeant à la fureur de Catherine s'il revient bredouille, il cherche à s'allumer. Chaîne d'or pour oignon d'acier, cela se voit : la gloriole a ses ruses.
Charles se rapproche d'un pas, déploie le Monde, gazette sérieuse, posant son porteur et de format réduit, donc maniable, idéale pour masquer un tireur, malgré la discrétion de ses titres qui ne retiennent pas assez l'œil des victimes. Un demi-pas de plus et, touchant sans serrer, Charles balance légèrement le buste. Non, il ne prendra pas la montre ; la chaîne, bien ancrée, risque de rester en travers de la boutonnière. Il s'enquerra de l'heure ! Les tireurs aussi font des gammes et ce sont des gestes de cette sorte qui honorent le métier, qui le rendent proche de la prestidigitation. Charles cesse de respirer et retourne son journal : de la main droite bien sûr, celle que les imbéciles surveillent et qu'il faut leur montrer, innocente, tandis que s'affaire la gauche.
Quelle heure est-il ? Mais voyons Charles, il est onze heures seize pour ceux qui ont la prunelle aussi preste que la main. Un frémissement imperceptible, un rien, une caresse de papillon, tout est rentré dans l'ordre ; le journal se relève, se replie ; son propriétaire travaille de l'épaule, pousse d'une certaine façon un manutentionnaire en blouse grise qui perd l'équilibre et va donner du coude dans le ventre du poussah :
— Alors quoi ! gronde celui-ci qui, d'instinct, glisse l'index dans son gousset et s'écrie aussitôt : ma montre !
Vingt têtes se sont retournées, vingt mains plongent vers des portefeuilles, y compris celle de Charles. Mais déjà le bonhomme s'excuse et bafouille, rouge de confusion, incapable de comprendre pourquoi sa montre est passée du côté cœur au côté foie, dans l'autre poche de son gilet.
Daumesnil : Charles est descendu doucement ; il fiche distraitement dans sa cravate l'épingle qui ornait celle d'un voisin, resté dans le wagon, et qu'un réflexe lui a fait cueillir au passage. Saphir blanc sur tige de plaqué, cette pacotille ne vaut rien, mais Catherine aura la preuve qu'il a travaillé ce matin. Fichu métier ! Charles, dont tremble la précieuse main gauche, souffle un peu, attend la rame suivante qui débouche déjà du tunnel, conduite par un blondin dont l'éclair violet des contacteurs illumine le visage poupin. Les portières s'ouvrent : Charles avance, puis se rejette en arrière et file vers la sortie. Dans la seconde voiture il a repéré un civil d'allure suspecte, aux yeux mobiles. On ne sait jamais. Il y a vingt chances contre une pour qu'il ne s'agisse pas d'un fournisseur de la Tour pointue. Mais, les fesses serrées, l'épingle de cravate enfoncée dans la conscience, Charles galope à travers le couloir, bouscule un militaire, s'excuse, se cogne un genou au portillon, se fait vomir enfin par l'escalier mécanique.
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