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«La révolution a été une catastrophe sans précédent.
Mais il est vrai que sans elle j'aurais fini fonctionnaire, dans le meilleur des cas, courtisan. Je ne dirai jamais que le communisme est une bonne chose, mais en réalité on peut être heureux sous n'importe quel régime, tu sais...
Et surtout, tu sais quoi, Vadia? On ne sait jamais rien.
Tu ne contrôles pas les choses qui arrivent, pire, tu n'es même pas capable de savoir si elles sont bonnes ou mauvaises. Tu es là, tu attends une chose, tu la désires de toutes tes forces. Elle se produit enfin et, juste après, tu te rends compte que ta vie est gâchée. Ou le contraire.
Le ciel te tombe sur la tête et après un peu de temps tu te rends compte que c'est la meilleure chose qui pouvait t'arriver. Crois-moi, la seule chose que tu peux contrôler c'est ta façon d'interpréter les événements. Si tu pars de l'idée que ce ne sont pas les choses, mais le jugement que nous portons sur elles qui nous fait souffrit, alors tu peux aspirer à prendre le contrôle de ta vie. Sinon tu es condamné à tirer sur des mouches avec un canon. »
Te me souviens encore de l'expression de mon grand-père pendant qu'il prononçait ces mots. Il parlait sérieusement mais il y avait aussi une pointe d'ironie, comme s'il éprouvait un peu de gêne à jouer le rôle du vieux schnock.
Mais il y tenait. Les hommes de cette génération tenaient à transmettre ce qu'ils avaient compris de la vie, ils sentaient que c'était important. Je crois que ce sont les derniers à avoir pensé ainsi. À partir de la génération de mon père, personne n'a plus pensé que cela pourrait valoir la peine de transmettre quelque enseignement que ce soit.
Nous sommes tous devenus trop cool, trop modernes. Et puis nous vivons dans la terreur du ridicule. Personne ne veut jouer les vieux cons.
Mon grand-père n'était pas un patriarche du dix-neuvième, c'était déjà un homme moderne. Il avait lu Kafka et Thomas Mann, mais il était disposé à courir le risque du ridicule pour me dire ce qu'il avait à me dire.
Et je lui en serai touiours reconnaissant parce que, depuis lors, il m'est resté l'idée que nous tâtonnons dans le noir.
Que nous ne savons ni ce qui est bien ni ce qui est mal pour nous. Mais que nous pouvons librement décider du Sens à donner aux choses qui arrivent. Et cela, c'est au fond notre seule et unique force.
Afficher en entier"N'importe quelle chose qui bouge, même à la périphérie la plus extrême de notre regard, l'oeil la capte et transporte l'information au cerveau. En revanche, tu sais ce que l'on ne voit pas ?" J'avais secoué la tête. "Ce qui reste immobile, Vadia. Au milieu de tous les changements, nous ne sommes pas entraînés à distinguer les choses qui restent les mêmes."
Afficher en entier"Sans parler de la "vie culturelle", des académies, des prix, de toutes les minuscules intrigues forgées par des artistes médiocres afin de cultiver l'illusion de pouvoir survivre, à défaut de vrai talent."
Afficher en entier"Nous ne sommes plus une république, Vadia, nous sommes de nouveau un empire :nous conquérons de nouvelles terres, nous avons déjà un tsar à notre tête :Sa Majesté impériale Vladimir Poutine !"
Afficher en entierLes premières années, à son apparition sur la scène internationale, le Tsar était resté un peu en retrait, avec l’attitude classique du Russe qui n’a jamais ses papiers en règle et doit se soumettre à l’examen minutieux de juges plus civilisés. L’éternel complexe du barbare de la frontière qui doit se faire pardonner cinq siècles de massacres, culminant dans l’apocalypse du socialisme réel.
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On disait depuis longtemps les choses les plus diverses sur son compte. Il y en avait qui affirmaient qu’il s’était retiré dans un monastère au mont Athos pour prier entre les pierres et les lézards, d’autres juraient l’avoir vu dans une villa de Sotogrande s’agiter au milieu d’une nuée de mannequins cocaïnés. D’autres encore soutenaient avoir retrouvé ses traces sur la piste de l’aéroport de Chardja, dans le quartier général des milices du Donbass ou parmi les ruines de Mogadiscio.
Afficher en entierOn l’appelait le « mage du Kremlin », le « nouveau Raspoutine ». À l’époque il n’avait pas un rôle bien défini. Il se manifestait dans le bureau du président quand les affaires courantes avaient été expédiées. Ce n’étaient pas les secrétaires qui le prévenaient. Peut-être que le Tsar en personne le convoquait sur sa ligne directe. Ou bien lui-même devinait le moment exact, grâce à ses talents prodigieux, dont tout le monde parlait sans que personne fût capable de dire avec précision en quoi ils consistaient.
Afficher en entierEn apparence Evgueni Zamiatine était un auteur du début du vingtième siècle, né dans un village de Tsiganes et de voleurs de chevaux, arrêté et envoyé en exil par l’autorité tsariste pour avoir pris part à la révolution de 1905. Écrivain apprécié pour ses récits, il avait également été ingénieur naval en Angleterre, où il avait construit des brise-glaces. Rentré en Russie en 1918 pour participer à la révolution bolchevique, Zamiatine avait rapidement compris que le paradis de la classe ouvrière n’était pas à l’ordre du jour. Alors il s’était mis à écrire un roman : Nous. Et là s’était produit un de ces phénomènes incroyables qui nous font comprendre de quoi parlent les physiciens quand ils évoquent l’hypothèse de l’existence simultanée d’univers parallèles.
Afficher en entierPersonne ne sait rien en Russie, il faut faire avec ou s’en aller. Ce n’était pas une grande affaire, car Brandeis ne publiait qu’une phrase tous les dix ou quinze jours, ne commentait jamais l’actualité, camouflait des fragments littéraires, citait des strophes de chansons ou faisait référence à la Paris Review – ce qui tendait à renforcer la thèse de l’étudiant de Kazan.
« Tout est permis au Paradis, sauf la curiosité. »
« Si ton ami est mort ne l’enterre pas. Reste un peu à l’écart et attends. Les vautours arriveront et tu te feras des tas de nouveaux amis. »
« Il n’y a rien de plus triste au monde que de voir comment une famille saine et forte est réduite en pièces par une stupide banalité. Par exemple par une meute de loups. »
Le jeune homme avait un tour d’esprit un peu sombre, mais il s’adaptait plutôt bien au caractère local.
Afficher en entierJ’avais délaissé Zamiatine pour un récit de Nabokov, mais il m’endormait doucement comme d’habitude : le pensionnaire du Montreux Palace a toujours été un peu trop raffiné à mon goût. Sans même que je m’en rende compte, toutes les deux minutes mon regard quittait le livre à la recherche de réconfort et tombait inévitablement sur la tablette maléfique. Et là, perdue parmi les indignations du moment et les photos de koalas, apparut soudain cette phrase : « Entre nos murs transparents comme tissés d’air étincelant, nous vivons à la vue de tous, toujours inondés de lumière. Nous n’avons rien à nous cacher les uns aux autres. » Zamiatine.
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