Ajouter un extrait
Liste des extraits
"Allez, papa, on va se quitter. Tu reviens quand tu veux, bien sûr, mais il faut que je retourne à mes fictions, toi à tes chantiers posthumes. Je ne veux ni t'accaparer, ni te bloquer sur terre, ni prendre pension dans ta mémoire. D'autres personnages m'attendent, d'autres histoires à raconter. D'ailleurs je sens bien que tu me les réclames."
Afficher en entier"Tu ne me manque presque jamais, papa. Je te parle plus que je ne t'entends, mais depuis ta mort j'ai l'impression de vivre double. Je souffre évidemment de n'avoir plus ton regard, ta voix, ton rire et ta main sur l'épaule au présent de l'indicatif, mais tu tiens toujours autant de place dans ma vie. Même si cette place, je le sens bien, commence à faire le vide autour de moi.
Ce livre où je viens te rechercher sans cesse, ce dialogue à une voix me coupe du monde, par plaisir et par nécessité, je ne regrette rien, mais je ne sais pas ce qu'il y aura derrière."
Afficher en entier"Je garde un souvenir très vif et très troublé de cette grand-mère que j'ai connue si peu de temps. Quand j'allais dormir chez elle, je faisais de son appartement un gigantesque champ de manoeuvre où alternaient combats aériens et batailles navales. Elle m'y encourageait avec une sorte de voracité joyeuse, qui rendait ma mère un peu mal à l'aise lorsqu'elle me déposait rue de la Buffa.
- Mais non, Paule, laissez, il faut bien qu'on joue. Allez, sauvez-vous vite!
Il y avait dans sa chambre un très grand lit à montants de cuivre que je transformais, au moyen d'un balai planté sous les draps, en Santa Maria, la goélette de Christophe Colomb à la recherche de l'Amérique. Avant d'embarquer, je raflais dans la cuisine casseroles, poêles, assiettes et couverts, sans oublier l'indispensable ventilateur électrique pour fabriquer les tempêtes. Quand la mer se calmait, Suzanne fendait les flots dans sa chaloupe - l'ancien fauteuil d'Hortense monté sur roulettes, qu'elle manoeuvrait à reculons avec ses talons en faisant le geste de ramer, et elle criait:
- Ohé, du bateau! Demandons permission de monter à bord!
J'acceptais, et elle accostait la Santa Maria pour le ravitaillement: pissaladière, tarte à la rhubarbe, chocolat chaud ou potage tiède. Parfois, elle me trouvait aux prises avec la fièvre jaune ou le typhus, au milieu des cadavres de mon équipage, et me soignait avec des bonbons à la réglisse. L'écume à la bouche, je tachais la literie d'une bave noire d'agonisant, mais elle ne disait jamais rien, même lorsque les attaques de pirates et les cyclones déchiraient ses draps.
- Ce n'est rien, souriait-elle quand ma mère, venue me chercher le dimanche, blêmissait devant le sinistre. Il faut bien qu'il découvre l'Amérique."
Afficher en entier"Je t'imagine, entre deux coups de rabot et trois grattages de lucioles, encourageant ta mère à sortir, à danser, à refaire sa vie. Elle était de plus en plus belle, et tu avais envie d'un homme à son bras, d'une grosse main chaude dans la tienne. C'était si froid, le cadre en verre sur lequel tu embrassais chaque soir ton papa inconnu."
Afficher en entier"Si un jour tu t'aperçois que la solitude est trop lourde, ne te sacrifie pas comme l'avait fait ma pauvre maman, refais ta vie.
Tout ce que tu feras sera bien, j'ai confiance en toi. Je t'aime."
Afficher en entier"Lorsqu'elle volait en éclats, empoisonnant la réalité, je n'avais d'autres antidote que mon imaginaire. D'autre moyen d'action que les ratures. Mon arme blanche était le Corrector: quand vous cessiez de vous ressembler, je vous effaçais. Et j'inventais par-dessus."
Afficher en entier"Pour la première fois, j'éprouvai dans ma chair ce que j'avais si souvent constaté chez toi, en te regardant m'inventer des histoires: l'énergie du rire prenait le pas sur le mal. L'humour partagé avait raison de la souffrance - ce qui allait déterminer à jamais mon style d'écriture. Mais, pour l'heure, le médecin qui me charcutait appréciait peu:
- Arrêtez de l'amuser, enfin! Ça le fait gigoter et je n'arrive à rien!
Docile, tu as rengainé les malheurs de l'espion Rabichou qui tentait de retrouver un microfilm dans une fosse septique, tu as serré ma main dans la tienne et, simplement, tu m'as dit:
- Je t'aime.
Alors une vague d'émotion a déferlé dans ma poitrine et, spontanément, tandis que la douleur reprenait possession de ma jambe, j'ai répondu:
- Je t'adopte.
Tu n'as pas compris, bien sûr, tu as souri comme à une blague pas très claire. Mais, pour moi, c'était le plus grand cri du coeur que tu m'aies jamais arraché. Je pensais que j'allais mourir du pied, là, sur cette table d'opération; je n'avais pas peur mais j'étais envahi soudain par la superstition, l'urgence de réparer l'offense que je t'avais faite à ton insu, de reconstituer le lien que j'avais brisé entre nous. Sinon, je me disais qu'une fois mort, malgré tous mes efforts d'apprenti fantôme, on risquait d'être séparés à jamais parce que j'avais voulu avoir un autre père. Tu m'avais prévenu, dans tes contes de fées d'espionnages: il faut bien réfléchir avant de faire un voeu, car si jamais les services secrets du Ciel l'exaucent, on est obligé d'en assumer les conséquences."
Afficher en entier"Quel plus beau métier que de construire des histoires, bien tranquille dans sa chambre, sans patron ni collègues ni clients sur le dos?"
Afficher en entier