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Extrait ajouté par Underworld 2019-10-11T02:23:57+02:00

** Extrait offert par Catherine George **

1.

Rien n’avait changé dans les rues pavées autour de l’antique halle médiévale, depuis ce jour d’orage où il avait sauté, furieux, dans sa voiture, en jurant qu’il ne remettrait plus les pieds dans cette ville. Dix ans plus tard, les toits pentus des maisons à colombages brillaient au soleil tandis qu’il remontait la grand-rue aux belles demeures anciennes, devenues au fil du temps cabinets médicaux ou d’avocats, agences bancaires ou d’assurances, voire studios de décoration d’intérieur.

La banque où il comptait se rendre était, elle, anciennement établie en ville et s’il voulait la revoir, c’était pour satisfaire sa curiosité. Une chose au moins avait changé, constata-t-il en entrant, après une rapide inspection des lieux. Il s’apprêtait à sortir lorsqu’il entendit, juste derrière lui, une voix animée échanger un salut avec l’un des employés de la banque. Il s’arrêta net, le cœur battant à tout rompre.

Se retournant avec lenteur, il sentit une intense satisfaction l’envahir : celle dont il venait d’entendre la voix devenait, à le voir, aussi pâle qu’une morte. La jeune femme vacilla si visiblement qu’il faillit, par réflexe, s’avancer pour la soutenir.

— James…, murmura-t-elle d’une voix si bouleversée qu’il en fut encore plus satisfait.

Il ouvrit la porte et se tint sur le seuil sans faire mine d’aller vers elle.

— Tiens ! Bonjour, Harriet, comment vas-tu ? demanda-t-il d’un ton cordial, qui, dans les circonstances, tenait de la plus complète désinvolture.

— Très bien, merci…

Le mensonge était si manifeste qu’il faillit lui rire au nez.

— Et toi ? reprit la jeune femme avec une politesse appliquée.

— Moi également, répliqua James.

Il jeta un coup d’œil ostensible à sa montre et reprit :

— Ravi de t’avoir croisée, mais je n’ai pas une minute à moi. A un de ces jours !

James Crawford partit sans se retourner et descendit la rue d’un pas vif. Il ne pouvait s’empêcher d’être contrarié : sa rencontre inopinée avec Harriet Wilde n’aurait pas dû lui faire un tel effet… La jeune fille qu’il avait tant aimée avait bien changé, et il avait eu peine à reconnaître celle qui l’avait chassé de sa vie, modifiant à jamais le cours de son destin.

* * *

Tétanisée derrière la vitre de la banque, Harriet suivait James du regard. Il était déjà loin quand elle put enfin reprendre son souffle et, toujours aussi choquée, pousser à son tour la porte pour rejoindre sa voiture. Durant des années, après leur douloureuse rupture, elle avait rêvé de revoir James Crawford. Trop de nuits sans sommeil l’avaient amaigrie au point que ses sœurs la soupçonnaient de se ruiner la santé avec des régimes trop stricts. Souvent, au passage d’une haute et brune silhouette masculine, elle se retournait, croyant reconnaître James. Mais pas une seule fois en dix ans elle ne l’avait revu et le souvenir de son image avait fini par s’estomper. Et voici que, subitement, par le plus grand des hasards, elle tombait sur lui, à la fin d’une rude journée de travail qui avait sans doute accentué sur son visage les marques que ces dix années de solitude y avaient laissées. Dire qu’après le déjeuner elle n’avait même pas pris le temps de rectifier son rouge à lèvres ! Harriet eut un sourire amer. De toute façon, il aurait fallu davantage que ces artifices pour combler le fossé qui s’était creusé entre James Crawford et elle. Il devait être marié et père de famille depuis longtemps ! A cette seule idée, la souffrance revint l’assaillir, intacte malgré le temps écoulé. Pourtant, elle était certaine de ne plus éprouver aucun sentiment pour cet homme. Mais comment ne pas être affectée par une rencontre aussi brutale qu’inopinée ? Se demander ce qu’il avait pu devenir n’avait rien d’extraordinaire. Soudain, son portable se mit à sonner et le numéro de son père s’afficha. Elle ne répondit pas, sûre qu’il lui laisserait un message. Après l’effet dévastateur de sa rencontre avec James Crawford, elle avait besoin d’un peu de calme avant d’aborder la soirée.

* * *

Lorsque Harriet avait obtenu son diplôme d’expert-comptable, elle avait tout de suite accepté un poste dans une banque locale plutôt que l’offre, pourtant alléchante, d’une grosse agence de Londres ; elle avait étonné davantage encore sa famille en annonçant son intention d’habiter le Lodge, petit cottage situé sur la propriété de River House.

— Quelle idée ! avait commenté Julia, l’aînée des trois sœurs Wilde. Le Lodge ? Mais c’est tout petit !

C’était surtout commode, suffisamment éloigné de la maison familiale pour conserver un peu d’intimité mais assez près, toutefois, pour garder l’œil sur ce qu’il s’y passait.

— J’aime ce cottage, avait-elle répliqué. C’est toujours là que je m’isolais pour travailler, durant mes études. Je crois qu’il est naturel, à mon âge, d’avoir envie d’un coin à moi !

— Ne sois pas ridicule, s’était exclamé Aubrey, son père. Pourquoi irais-tu vivre là-bas toute seule ?

Parce que cela valait cent fois mieux que de vivre en tête à tête avec lui, songea Harriet. Julia, la plus brillante des trois sœurs, dirigeait un magazine de mode à Londres et n’avait que rarement le temps de revenir à River House. Sophie, plus jolie mais moins douée, était, de son côté, accaparée par son mari, sa fille et la vie sociale bien remplie qu’elle menait à quelques kilomètres de là.

— Si tu n’es pas d’accord, papa, je prendrai un appartement en ville, avait répondu Harriet, impassible.

Et comme sa fille ne faisait jamais rien au hasard, si on exceptait un épisode de son adolescence qu’il préférait oublier, Aubrey Wilde lui avait donné son accord, à regret.

Ce soir, il faudrait encore argumenter, songea Harriet…

Ses lèvres se pincèrent tandis qu’elle bataillait pour enfiler sa robe préférée. Elle défit le chignon strict qu’elle avait porté toute la journée et prit sa brosse. Seule des trois sœurs, elle avait hérité de leur mère une crinière abondante et naturellement bouclée. Sophie, qui la lui avait toujours enviée, devait passer des heures chez le coiffeur pour obtenir un résultat passable ; quant à Julia, bien sûr, elle portait les cheveux courts, et arborait une coupe à la négligence étudiée que le meilleur coiffeur de Londres devait entretenir à grands frais. Harriet se maquilla légèrement, se percha sur ses plus hauts talons puis, dans l’état d’esprit de sainte Blandine à l’instant d’être livrée aux lions, elle sortit du cottage et prit le sentier sinueux qui menait à la maison familiale.

* * *

Quand Harriet entra dans la vieille demeure par la porte de derrière, la vaste cuisine sentait délicieusement bon, mais elle n’y vit personne. Elle n’en fut pas étonnée. A entendre la conversation animée qui provenait du salon, ses sœurs devaient prendre un verre avec leur père sans se soucier du dîner. Dans l’esprit de Julia comme dans celui de Sophie, les repas apparaissaient comme par magie sur la table et il ne leur serait pas venu à l’idée de lever le petit doigt. Comme elle le faisait souvent, Harriet eut une pensée fervente envers la sainte qui s’occupait de River House et qui avait préparé de quoi garnir la table ce soir encore. Margaret Rodgers, en trois petites heures de travail quotidien, tenait la maison impeccable et remplissait le congélateur d’Aubrey Wilde de plats à réchauffer. De cette manière, il aimait à se croire indépendant, mais, en fait, grâce à Margaret, le poids des tracas domestiques était léger sur ses épaules. Depuis sa retraite précoce de la banque, Aubrey Wilde passait le plus clair de son temps au golf, à son club ainsi qu’aux réunions et dîners des diverses associations dont il était membre.

Harriet souleva le couvercle de la cocotte où mijotait un délicieux ragoût, huma avec gourmandise le fumet qui s’en échappait, puis s’occupa d’apporter le vin à table. Julia, grande, impeccablement habillée et arborant son air d’autorité habituel, la rejoignit dans la salle à manger. Harriet avait elle-même mis la table, la veille au soir.

— Ah, te voilà tout de même ! lança Julia d’un ton acide. Papa a essayé de t’appeler pour savoir ce que tu fabriquais.

Harriet embrassa le vide à quelques millimètres de la joue de sa sœur, pour ne pas gâter son maquillage.

— Ma dernière cliente s’est un peu attardée, expliqua-t-elle. Je suis sortie assez tard du bureau.

— Pendant ce temps-là, moi je faisais tout le chemin depuis Londres et j’ai raté une réunion importante pour venir, rétorqua Julia.

Harriet leva un sourcil amusé.

— Ce qui te donnera le loisir de harceler tes assistantes au téléphone, pour en avoir le compte rendu…

Julia haussa les épaules et, sans même prendre la peine de nier, elle en vint au fait.

— Pourquoi tant de mystère ? Pourquoi sommes-nous réunis tous les quatre ? Pour le plaisir ?

Le ton employé disait clairement qu’elle en doutait.

— Pas vraiment, répliqua Harriet. Je risque d’avoir besoin de ton aide sur un point délicat.

Les yeux de sa sœur aînée se rétrécirent.

— C’est nouveau, ça ! Tu ne te serais pas de nouveau amourachée d’un type indigne de toi, j’espère ?

Harriet lui décocha un regard noir et tourna les talons pour se diriger vers la cuisine.

— Je vais dire à papa que tu es arrivée, lui lança sa sœur. Tu veux un verre ?

— Pas tout de suite, merci.

Harriet savait fort bien que Julia devait la suivre des yeux pour inspecter son tour de taille, mais elle n’en avait cure. Elle avait repris une partie du poids perdu à la suite de sa rupture avec James, mais faisait toujours une taille de moins que Julia et deux de moins que Sophie.

Mécontente, elle pinça les lèvres, tout en nappant les asperges de vinaigrette. Après toutes ces années d’absence, c’était la deuxième intrusion de James Crawford en quelques heures. Car c’était bien lui, « le type indigne d’elle » auquel sa sœur faisait allusion. Un simple technicien en informatique n’était pas un parti acceptable pour une des héritières de River House et, au grand désespoir d’Harriet, sa marraine, Miriam, qui avait toujours été son alliée la plus fidèle, avait approuvé Aubrey Wilde sur ce point.

— Tu es trop jeune, ma chérie et tu as de trop bons résultats à l’université pour t’engager auprès de quiconque, avait tranché sa grand-mère. Si ce jeune homme est aussi merveilleux que tu le dis, il attendra que tu aies tes diplômes.

Mais James ne brillait pas par sa patience et il avait persuadé Harriet de partager un appartement avec lui pendant qu’elle finissait ses études. Lorsque Aubrey Wilde avait eu vent de ce projet, il était entré dans une fureur noire. Fou de colère, il avait sommé l’employeur de James, un de ses partenaires au golf, de renvoyer ce dernier sur-le-champ. Il avait même menacé, si Harriet persistait dans son intention de vivre avec le jeune homme, de faire intervenir la police pour qu’il ne puisse plus l’approcher. Harriet s’était battue contre le diktat paternel, avait fini par supplier, mais rien n’y avait fait. Aubrey Wilde était resté inflexible. Finalement, elle avait dû céder, de peur que son père ne mette sa menace à exécution.

Il avait donc fallu annoncer à James qu’elle ne pourrait pas vivre avec lui tant qu’elle n’aurait pas ses diplômes.

— Tu comprends, lui avait-elle expliqué, si je vivais avec toi, je ne serais pas assez concentrée et je risquerais de rater mes examens.

James avait ri, croyant tout d’abord à une plaisanterie. Quand il avait vu qu’il n’en était rien, il avait argumenté, avant de baisser les bras, furieux et découragé.

— Ah, c’est comme ça, avait-il jeté pour finir, la voix vibrante d’émotion. Si tu passes cette porte, Harriet Wilde, il sera inutile de revenir !

— Ne dis pas cela, avait-elle répondu, désespérée, les larmes coulant à flots sur son visage. Lorsque je serai diplômée…

— Et tu crois que je vais être assez bête pour attendre ? Papa dit non et toi, comme une bonne petite fille, tu cèdes, c’est cela ?

Son sourire sarcastique lui poignardait le cœur. Elle avait tenté de se défendre :

— Je n’ai pas eu le choix, figure-toi !

— On a toujours le choix, avait-il martelé, les yeux brillant de colère et d’amertume mêlées. Mais il semble que tu aies fait le tien, petite fille… Très bien, retourne voir papa et attends de grandir…

Dès son retour chez elle, Harriet avait tenté d’appeler James, déçue de constater qu’il avait décroché son téléphone et fermé sa messagerie électronique. James Crawford, expert en moyens de communication, s’y entendait pour couper les ponts. Le lendemain matin, après une nuit blanche, elle s’était précipitée chez lui pour apprendre qu’il avait rendu les clés de son petit studio. Jusqu’à leur brève rencontre de ce matin, elle ne l’avait jamais revu.

Le minuteur de la cuisine se mit à sonner, tirant Harriet de ses pensées. Elle retourna prendre le ragoût qu’elle posa sur la desserte et fit rouler celle-ci jusqu’à la salle à manger, avant d’aller avertir ses sœurs et son père que le dîner était servi.

— Il était temps, remarqua Sophie. Je meurs de faim !

— Tu n’as pas pour autant proposé ton aide pour accélérer les choses, répliqua Harriet si sèchement que tous la regardèrent, surpris.

— Dure journée ? lui demanda son père, sans indulgence particulière dans la voix.

— Moi aussi, j’ai eu une dure journée, se défendit Sophie, mécontente d’être ainsi apostrophée. Annabel a failli me rendre folle.

— C’est plutôt ta pauvre et méritante baby-sitter qu’elle rend folle ! lui répondit Harriet du tac au tac, faisant allusion à la jeune fille au pair que Sophie employait.

Julia se mit à rire.

— Là, elle ne t’a pas loupée, dit-elle à sa jeune sœur.

Aubrey Wilde regarda sa fille avec un peu d’inquiétude.

— Quelque chose ne va pas, Harriet ? lui demanda-t-il.

— Ça va… Mangeons, avant que la pauvre Sophie ne tombe d’inanition.

Ladite Sophie, plutôt bien en chair, allait répliquer vertement quand elle croisa le regard impérieux de son père qui l’obligea à ravaler sa réponse et à suivre en silence le reste de la famille dans la salle à manger.

Harriet prit volontiers le verre de vin que son père lui versa, mais la perspective de la conversation qui allait suivre lui coupa tout appétit pour l’entrée pourtant fraîche qu’elle venait de mettre sur la table. A sa grande surprise, Julia débarrassa sans que personne ne lui demande rien et demanda à Sophie d’apporter des assiettes propres pour le ragoût. Harriet servit l’odorante gibelotte tandis qu’Aubrey Wilde regardait la scène avec satisfaction, heureux de voir ses filles en harmonie.

— Alors, pourquoi nous as-tu fait venir ce soir, papa ? demanda Sophie lorsqu’ils retournèrent dans le salon.

— En fait, ce n’est pas moi, répondit-il en se versant un cognac. Bien que je sois ravi d’avoir mes filles auprès de moi, l’idée vient de Harriet.

Julia se tourna vers sa sœur, haussant ses sourcils admirablement dessinés.

— Aurais-tu eu une promotion ?

— Hélas non, répondit Harriet en mettant son attaché-case sur ses genoux.

— Ne me dis pas qu’il va encore falloir signer des papiers ! soupira Sophie.

Harriet déposa des dossiers sur la table basse.

— Non, mais il est important que Julia et toi assistiez à cette discussion.

— Tu avais promis de me parler des problèmes d’argent avant de les évoquer devant tes sœurs ! intervint son père en la regardant d’un air sévère

— Chaque fois que je l’ai fait, répondit Harriet sans s’émouvoir, tu as balayé d’un geste tout ce que j’avais à te dire, en m’accusant de pessimisme.

Sans réfléchir, Sophie se lança dans une vigoureuse tirade destinée à défendre leur père, mais Julia la fit taire d’un geste impératif.

— Ce sont les comptes de l’année, Harriet ? demanda-t-elle.

— Oui, répondit celle-ci, heureuse pour une fois des manières expéditives de sa sœur. Je regrette d’être obligée d’agir ainsi, mais je vous assure que j’ai essayé de raisonner papa avant de m’y résoudre.

Aubrey Wilde devint très rouge.

— Votre sœur me demande sans cesse de réduire mes dépenses, se défendit-il. Mais bon sang, je mène une vie très simple depuis que j’ai pris ma retraite. Comment pourrais-je dépenser moins ?

Harriet porta l’estocade.

— On n’en est même plus à diminuer les dépenses. Il faut vendre la maison, papa.

Pour une fois, ce fut du même regard horrifié que Julia et Sophie la dévisagèrent et de la même voix scandalisée qu’elles s’exclamèrent :

— Vendre River House ?

— Cela va si mal que cela ? demanda enfin Julia, face au silence éloquent de sa sœur.

Harriet regarda son père comme pour le mettre au défi de s’expliquer. Après s’être éclairci la gorge, celui-ci finit par admettre que ses finances étaient au plus mal.

— Comme beaucoup de gens de bonne foi, j’ai été orienté vers de mauvais investissements ces dernières années, laissa-t-il tomber en se versant un nouveau cognac.

— Quelles sont tes conclusions, Harriet ? demanda Julia.

— Dans l’état actuel des choses, papa ne peut plus se permettre de vivre ici sans d’autres revenus. L’entretien de la maison est très élevé…

Aubrey acquiesça, morose.

— Du temps de votre grand-père, il y avait un entrepreneur qui venait sur simple appel et deux jardiniers employés à plein temps. Aujourd’hui, je ne demande au jardinier de venir que lorsque c’est absolument nécessaire et son fils ne travaille qu’un jour par semaine dans le jardin.

— Et c’est encore trop si tu veux éviter la ruine, conclut Harriet.

— De quel droit parles-tu comme cela à papa ? l’interrompit Sophie, en colère. Ne serait-ce pas à l’un des patrons de la banque de s’occuper de ses finances, plutôt que toi, à ton âge ?

Son père la foudroya du regard.

— Fais tout de suite des excuses à ta sœur, ordonna-t-il.

Sophie éclata en sanglots.

— Excuse-moi ! Mais je ne peux pas supporter l’idée qu’on puisse vendre River House.

— Harriet est une excellente experte-comptable, très qualifiée, asséna à son tour Julia qui, si elle n’était pas débordante d’affection, se montrait toujours juste dans ses jugements. Ses comptes sont clairs et sans appel.

— J’ai d’ailleurs demandé à l’un des associés du cabinet de les vérifier, précisa l’intéressée d’un ton las. Il a confirmé mes calculs. Il nous faut des fonds d’urgence, sinon papa n’aura pas d’autre solution que de vendre.

— Je ne peux pas être d’une grande aide, murmura Julia à regret. L’emprunt pour mon appartement ne me laisse quasiment rien.

— Et moi, je ne peux rien demander à Gervase en ce moment, surenchérit Sophie. Il a été horrifié par mes dernières factures de cartes bancaires.

— Même votre aide ne viendrait pas à bout du problème, répondit Harriet. Cependant, il resterait peut-être un moyen, si nous ne pouvons supporter l’idée que River House soit vendue…

Elle s’interrompit, presque amusée de les voir tous trois la dévisager avec un regain d’espoir.

— Tu as pensé à quelque chose ? demanda son père, dont le visage s’éclairait déjà.

— Tu pourrais payer à papa un loyer plus important pour le cottage, non ? demanda Sophie, de nouveau agressive.

— Et toi, tu ne pourrais pas dire quelque chose d’intelligent, pour une fois ! lança Julie avec emportement. Dis-lui donc combien tu paies, Harriet.

Le rouge monta au front d’Aubrey Wilde lorsque sa fille répondit, donnant le montant du loyer qu’elle lui versait.

— Je sais que c’est trop, admit-il, mais…

— Beaucoup trop ! le coupa Julia. Personne ne paierait autant pour ce clapier, bien que tu en aies fait un endroit charmant, Harriet, et entièrement à tes frais. Tu aurais pu louer un appartement luxueux en ville, à ce prix-là.

— Pourquoi rester au cottage, alors ? demanda Sophie, toujours aigre.

— Pour ne pas m’éloigner de River House, lui répondit sa sœur. La maison nécessite qu’on s’en occupe. Lorsque j’ai eu mon diplôme, j’ai offert à papa de gérer ses finances. Je fais les comptes et tente de payer les factures à temps pour qu’elles ne soient pas alourdies par trop d’agios. Avec l’aide du mari de Margaret, je veille à éviter les dégradations du bâtiment. Mais si une solution n’est pas trouvée très vite, il ne restera même plus d’argent pour l’entretien. Il faudra donner son congé à Margaret, papa, et jardiner toi-même. Vendre ta nouvelle voiture, aussi…

Son père parut si abattu à ce dernier coup du sort qu’on aurait presque pu en rire.

— Quel est ton projet ? demanda-t-il presque humblement.

— Ma dernière cliente de la journée, celle qui m’a mise en retard, était Charlotte Brewster.

— Charlotte ? répéta Julia, étonnée. Elle a été ma déléguée de classe, au lycée.

— C’est précisément pour cela qu’elle m’a choisie comme expert-comptable.

— Qu’est-ce que cela vient faire dans notre histoire ? s’impatienta Aubrey Wilde.

— Il se trouve que Charlotte Brewster dirige une agence immobilière spécialisée dans un service très particulier : la location de lieux de prestige sur une courte durée, pour des tournages, des réceptions, des séances de photos et autres événements, répondit Harriet.

— Tu es en train de suggérer que je pourrais laisser une équipe de cinéma tout piétiner dans ma maison ? demanda son père, très choqué.

— Si elle leur convient et qu’ils paient, oui.

— Oh ! comme c’est excitant ! s’écria Sophie, les yeux brillants. On va tourner des films ici !

Julia regarda Harriet avec un respect nouveau.

— C’est une bonne idée, approuva-t-elle. Les sociétés de production payent cher pour un lieu de tournage. Le jardin à lui seul est très attractif ! L’endroit va faire saliver les créateurs de mode. Ils vont imaginer les mannequins posant sous la véranda, ou sur le balcon… Et là, je pourrai vous aider en vous faisant de la publicité auprès de mes photographes.

Harriet la remercia d’un sourire et se tourna de nouveau vers son père.

— Autre possibilité : louer tout l’été et que tu ailles vivre chez Miriam pendant ce temps.

Miriam, marraine d’Harriet, était réputée pour son manque de patience.

— Grands dieux ! s’exclama Aubrey. Miriam et moi nous égorgerions au bout de deux jours !

— Alors, je crains qu’il n’y ait d’autre solution que la location événementielle pour de courtes durées, déclara Harriet fermement. Alors, papa, que décides-tu ?

Il eut un sourire amer.

— Je crois que tu as déjà décidé pour moi.

— Dois-je soumettre mon idée au vote ? proposa Harriet.

— Inutile, décréta Julia d’un ton sans appel. Il y a déjà trois voix contre une. La majorité.

Aubrey Wilde soupira, vaincu.

— Eh bien d’accord, mais à une condition : lorsque ces gens envahiront la maison, je me réfugierai en ville. Je préfère ne pas voir cela ! Et toi, Harriet, tu resteras au cottage pour garder un œil sur eux. Et maintenant, Sophie, ajouta-t-il, je suggère que tu aides Julia à débarrasser. Je veux parler à votre sœur en tête à tête.

* * *

— Tu es sûre que ça va marcher ? demanda-t-il à sa fille dès qu’ils furent seuls.

Harriet acquiesça.

— Je pense que ça peut nous tirer d’affaire. J’en ai parlé avec ton remplaçant à la banque et il est d’accord.

— Et pourquoi pas à moi ? s’indigna le vieil homme.

— Parce que tu refuses de voir la réalité, papa… Tu t’aveugles face aux problèmes.

Aubrey Wilde soupira de nouveau.

— Tu as bien changé, Harriet…

— Tu ne t’en étais pas aperçu jusqu’à présent, voilà tout.

— Je m’aperçois de bien des choses, plus que tu ne le crois, lui répliqua-t-il. Que tu ne veux plus vivre sous le même toit que moi, par exemple…

Harriet fut soulagée de voir revenir ses sœurs, dont l’apparition brisa le silence qui avait suivi les paroles amères de son père. Peu après, Julia et Sophie reprirent leur voiture et Harriet, avec la satisfaction du devoir accompli, se retira dans son cottage sans même avoir mentionné qu’il y avait déjà un client potentiel pour louer River House. Mieux valait laisser son père s’habituer en douceur à l’idée, plutôt que de lui asséner ce coup supplémentaire.

Mais, dès qu’elle fut dans son lit, au lieu de se concentrer sur la gestion des changements à venir, l’esprit de la jeune femme s’évada vers le passé. Au fil des ans, elle avait appris à oublier jusqu’à l’existence de James Crawford, mais le fait d’être tombée sur lui à la banque ramenait à la surface tant de souvenirs qu’il lui était impossible de trouver le sommeil.

Le cottage, que Margaret avait occupé avant son mariage avec John Rodgers, était resté vide jusqu’à ce que Harriet annonce avec fierté, à l’âge de quinze ans, qu’elle voulait s’y réfugier pour y étudier en paix. En échange de la permission de son père, elle avait proposé de s’occuper elle-même de son entretien. Un beau matin d’été, quelques années plus tard, alors que son ordinateur refusait obstinément de s’allumer, elle avait appelé la boutique locale d’informatique, laquelle avait dépêché au cottage un jeune technicien aux cheveux en bataille et aux beaux yeux bruns qui s’étaient aussitôt mis à briller de plaisante façon dès qu’il l’avait vue.

— Bonjour, Comb’ordis à votre service, avait-il annoncé d’une voix grave et chaude qui avait fait courir de petits frissons dans le dos d’Harriet.

Elle lui avait souri, l’avait introduit dans la petite pièce à vivre dont elle se servait comme bureau et lui avait montré l’ordinateur, sur sa table de travail.

— Pouvez-vous le sauver ? lui avait-elle demandé.

— Je ferai de mon mieux, en tout cas, mademoiselle Wilde.

— Harriet.

Il avait souri.

— James. James Crawford.

Elle s’était pelotonnée dans le fauteuil, près de la fenêtre, pour le regarder travailler, impressionné par ses gestes précis et son air concentré.

— C’est la carte vidéo, avait-il annoncé, entreprenant de dévisser la coque de l’appareil. J’en ai apporté une, ce ne sera pas long.

Ce fut même un peu trop court pour Harriet car, bientôt, l’ordinateur était réparé et le réparateur, prêt à partir. Elle l’avait raccompagné.

— Je ne sais comment vous remercier. J’ai failli m’arracher les cheveux avant que vous n’arriviez !

— Ç’aurait été dommage, ils sont si beaux !

Il lui avait souri sous le porche minuscule du Lodge.

— Vous arrive-t-il de sortir prendre un verre, le soir ? lui avait-il demandé.

Elle avait répondu très vite, ce qui avait paru l’amuser.

— Oui…

— J’aime qu’une femme sache ce qu’elle veut. Je passe vous prendre à 19 heures.

— Non, non ! avait-elle rétorqué plus précipitamment encore. Je préfère vous retrouver en ville.

Dès ce premier soir, dans un pub tranquille et assez éloigné pour leur assurer un confortable anonymat, ils avaient été attirés l’un par l’autre. Ni Aubrey Wilde ne l’avait su, ni Miriam Cairns, ni même Sophie, qui se trouvait en France pour l’été. Harriet s’était assuré le concours complice de l’une de ses amies et avait effrontément menti à sa famille en déclarant qu’elle passait beaucoup de temps avec elle. Mais, la rentrée universitaire approchant, la perspective de se séparer devenant de plus en plus déchirante, James avait proposé de partager un appartement près du campus.

— Je peux à la fois travailler à mon compte et continuer à effectuer des missions pour la boutique, lui avait-il expliqué. Comme ça, nous aurons un budget.

Harriet avait dit oui, prête à défier son père pour vivre avec l’homme qu’elle aimait, mais les menaces de celui-ci, qui se disait prêt à faire arrêter James par la police, avaient changé la donne.

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