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Chapitre 1
La galère coulait lentement, comme à regret. Les membres d’équipage avaient été tués dès les premières minutes ; la bataille s’était ensuite éloignée vers la rive sud du lac, abandonnant le vaisseau et les prisonniers à leur sort.
L’eau avait envahi l’embarcation par petites vagues, l’une après l’autre, déséquilibrant la coque, jusqu’à ce que la galère décide de s’enfoncer par l’arrière. Le plus surprenant, avait pensé Arekh en contemplant le lac, c’était le calme. Les cris des officiers des autres vaisseaux, les hurlements des marins agonisants, le bruit des voiles ravagées par les flammes étaient maintenant très loin. Les vaisseaux de l’émir et de ses ennemis avaient disparu derrière une avancée rocheuse.
Là-bas, le massacre continuait, mais autour de la galère, l’eau était redevenue paisible. Le cadavre du grand Mérinide qui marquait le rythme sur son tambour flottait à quelques mètres des quarante galériens entravés à leurs bancs. Le niveau de l’eau montait, atteignant maintenant la poitrine des prisonniers des derniers rangs.
Les rayons du soleil chauffaient les visages, murmurant des promesses de printemps.
Puis la galère se renversa et Arekh se retrouva sous l’eau.
Il avait pris sa respiration par réflexe, sans le désirer vraiment. Puisqu’il allait mourir, autant que ce soit rapide, avec au cœur ce calme irréel qui l’isolait des autres, le protégeait de la panique de ses compagnons de banc. Ses voisins avaient dû crier, se débattre. Il n’avait rien entendu.
Il garda les yeux ouverts, pour profiter des dernières images que la vie lui offrait. L’eau était d’un bleu-vert étrangement transparent, comme si le naufrage de la galère et de ses sacrifiés était un événement trop dérisoire pour en troubler les profondeurs.
Le bateau s’enfonçait avec une lenteur paresseuse. Les poumons d’Arekh ne le brûlaient pas encore. Il imagina les blocs de marbre et de granit des ruines de l’ancienne Nysis, la ville légendaire, qui d’après les pêcheurs avait été engloutie en ces lieux.
Au-dessus de lui, la surface chatoyait comme une frontière.
Puis il la vit.
Afficher en entierSpoiler(cliquez pour révéler)Pier, historien du nouveau Peuple d’Ayesha.
Écrit à la lueur d’une lampe, par-delà l’océan, dans la plus grande tour de la Cité Nouvelle, sur les Terres Retrouvées.
An 15 du nouveau calendrier.
Afficher en entierMais en cet endroit, elle représentait la frontière entre l’Émirat et la Cité des Pleurs.
La frontière. Un étrange pouvoir donné par les humains à quelques mètres de terre et de cailloux.
Et que les humains pouvaient à tout moment lui retirer.
Afficher en entierLa boue m’a sali et les dieux ne me voient plus. Arekh savait quand ils avaient détourné leur regard, et c’était un souvenir qu’il essayait depuis longtemps d’effacer. Mais Marikani devait être bénie par son lointain ancêtre…, pensa-t-il sans y croire. Si un miracle devait se produire, ne serait-ce pas le moment ?
Il n’en serait rien, bien sûr. Les dieux avaient autre chose à faire que de protéger tous leurs descendants, et ceux-ci mouraient comme tout le monde, empoisonnés, assassinés, vomissant du sang dans leurs draps.
Afficher en entierD’abord, il crut à une vision, à une naïade sortie des légendes des cercles, à une métaphore créée par son esprit mourant avant de passer dans les abîmes. La silhouette nageait vers les galériens qui s’enfonçaient, ses longs cheveux bruns ondulant derrière elle. Encore quelques brasses et elle fut toute proche. Pas une naïade mais une humaine, tangible, réelle, le visage crispé par l’effort.
Afficher en entierUne nouvelle tête surgit hors de l’eau – un troisième prisonnier, le voisin d’Arekh, délivré à son tour.
Elle s’est noyée, pensa Arekh avec une curieuse angoisse au cœur. Puis l’inconnue aux cheveux bruns émergea enfin, pâle comme la mort, le poignard toujours à la main.
— Remontez ! cria la femme dans la barque, essayant de lui saisir le bras.
— Il… il y en a d’autres, balbutia la fille.
Elle n’était pas en état de plonger. Avant qu’elle ne puisse réagir, Arekh lui arracha le poignard, prit une profonde inspiration et se laissa couler.
Trop tard, pensa-t-il en enchaînant les brasses. La galère était maintenant à peine visible dans les profondeurs. Combien de temps pouvait-on tenir sans respirer ? Et même s’il délivrait encore un prisonnier – ne serait-ce qu’un seul – celui-ci réussirait-il à atteindre la surface ?
Afficher en entierMarikani plongea la main sous sa chemise et en tira une petite bourse, dont elle déversa le contenu dans sa main. S’y trouvaient quelques pièces d’or et d’argent, marquées du visage de l’émir ou de la feuille
à cinq branches des Principautés de Reynes, ainsi que trois perles fines et une pierre violette joliment taillée. Une émeraude, ou une astelle, pierre de la même famille mais incrustée d’argent. La valeur en était alors décuplée.
Ce qui ne changeait rien à leur problème présent. Il fit signe de remballer les pierres.
— Trouvons d’abord un abri. Le temps se couvre, il va faire froid. Et votre suivante a besoin de repos.
Au mot « suivante », la femme à la robe grise foudroya Arekh du regard, puis avança vers Marikani. Elles échangèrent quelques mots à voix basse.
Arekh reprit sa marche ; il ne voulait pas leur donner le plaisir de les écouter. Il n’avait d’ailleurs pas besoin d’écouter pour savoir. La femme à la robe grise devait tancer sa maîtresse pour avoir montré
ce qu’elle portait sur elle.
Le contenu de votre bourse, à des galériens ! Des assassins, madame, avez-vous perdu l’esprit ?
Afficher en entierSa voix était éduquée, sans détail qui puisse révéler sa caste. Il pouvait être n’importe qui… Un artisan lettré ayant volé ses maîtres, un bourgeois condamné pour malversation, un noble ayant commis quelque infamie et que ses pairs s’étaient lassés de couvrir. La femme en gris se leva, comme pour protéger sa maîtresse d’une éventuelle agression. Mais le galérien se contenta de s’incliner. — Merci. Et bonne chance. Il s’éloigna sur la plage, puis disparut à l’horizon. Les femmes sortirent du bateau et regardèrent autour d’elles
Afficher en entierLe sentiment d’irréalité s’était évanoui, comme le soleil et ce sentiment trompeur d’être en dehors du temps. Marikani aya Arrethas, héritière de la lignée des rois-sorciers d’Harabec, revenait d’une visite diplomatique au roi de Sleys quand son convoi avait été attaqué par les forces de l’émir. Ils voulaient Marikani, qui d’après la rumeur s’était enfuie avec une suivante. La rumeur disait aussi qu’elle cherchait discrètement à rejoindre son pays
Afficher en entierNon. Les bourgeoises des Principautés de Reynes n’avaient pas cet accent. La fille n’avait prononcé qu’une phrase, mais sa manière d’appuyer les voyelles chantait le sud. Et les femmes de Reynes voyageaient rarement sans escorte masculine. Arrête, souffla une voix en lui. Arrête. Tu vas tout gâcher. Laisse le soleil te sécher la chemise et attends jusqu’à la rive. Mais déjà il regardait, analysait, mettait les éléments en place. Par réflexe. Par métier, pensa-t-il, avec un étrange serrement de cœur
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