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Et puis il y avait aussi autre chose, un sentiment vague mais opiniâtre et plus insidieux encore que la peur : je n'aimais pas les autres. Je ne les avais pas aimés quand j'étais petite, je ne les aimais toujours pas. [...]
Une pauvre jeune fille solitaire qui se donne un mal fou pour plaire tout en redoutant que quiconque l'approche de trop près, voilà ce que j'étais.
Afficher en entierDans mon pays, le Japon, il existe des quartiers consacrés aux arts du divertissement et au plaisir esthétique, où vivent et travaillent des artistes à la formation d'une impeccable rigueur. On les appelle des karyukai.
Karyukai signifie « monde des fleurs et des saules », car si la geisha est une fleur parmi les fleurs, elle possède aussi la grâce, la souplesse et la force d'un saule.
Afficher en entierJe me rappelle aussi un magnifique après-midi du mois de mai. Une brise légère soufflait de la montagne. Les iris étaient en fleur. Tout était tranquille. Ma mère et moi prenions un moment de détente sous la véranda. J’étais assise sur ses genoux. Le soleil coulait sur nous comme un miel exquis. Elle me dit soudain : « Quelle belle journée ! » Et je me rappelle lui avoir répondu : « Je suis si heureuse ! »
C’est le dernier souvenir de bonheur que je conserve de mon enfance.
J’ai levé les yeux. Une femme franchissait la passerelle en direction de la maison – une silhouette floue, un peu comme un mirage.
Je sentis aussitôt ma mère se raidir de tous ses muscles. Son cœur se mit à battre très vite et elle se couvrit de sueur. Même son odeur changea. Comme si elle se recroquevillait de terreur, elle se tassa sur elle-même tandis que, dans un geste instinctif de protection, elle resserrait l’étreinte de ses bras autour de moi.
J’observai alors la femme qui se dirigeait vers nous. Et le temps soudain s’arrêta. On aurait dit qu’elle marchait au ralenti. Je me rappelle exactement la façon dont elle était habillée. Un kimono sombre ceinturé d’une obi à motif géométrique beige, marron et noir.
Prise d’un frisson, je me précipitai à l’intérieur pour me cacher dans mon placard.
Afficher en entierJe n’ai pas séjourné longtemps sous le toit de mes parents, mais ce que j’ai appris pendant ces quelques années auprès d’eux – de mon père surtout – m’a été profitable. Toutes les occasions étaient bonnes pour m’inculquer la valeur de l’indépendance, de la responsabilité et de la dignité.
Mon père avait deux maximes préférées. La première était une sorte de « noblesse oblige » à l’usage du samouraï : même affamé, un samouraï doit feindre d’être rassasié – la règle d’or étant qu’on ne doit à aucun prix se départir de sa fierté et qu’il ne faut jamais avouer sa faiblesse face à l’adversité. La seconde tient dans l’expression hokori o motsu : cramponne-toi à ta dignité. Il répétait ces adages si souvent et avec une telle conviction que nous finissions par y croire dur comme fer.
Afficher en entierRien ne me destinait à devenir geiko. Car une geiko de premier rang vit sous le feu des projecteurs, alors que j’ai passé mon enfance à me cacher dans des cabinets noirs. Une geiko se consacre au bonheur et au plaisir du public ; je suis d’une nature plutôt solitaire. Une geiko est un saule exquis censé se courber au service des autres ; je suis têtue, raisonneuse et dotée d’un orgueil à toute épreuve.
Afficher en entierChez nous, nous n’employons pas le mot geisha mais celui, plus précis, de geiko, qui signifie « femme qui excelle dans les arts ». À vingt ans, je me pliai à la coutume dite du « changement de col », confirmant par ce rituel mon passage à l’âge adulte et au statut de geiko. Dès lors je pris peu à peu conscience de la rigidité et de l’archaïsme du système qui de bien des manières nous asservissait, d’où mes multiples tentatives pour améliorer l’instruction, l’autonomie financière et la protection sociale de celles qui m’entouraient : essais de réforme dont l’échec engendra chez moi un découragement tel que – au scandale général, car j’étais alors au faîte de ma carrière – je me démis de mes fonctions et pris ma retraite. J’avais alors à peine trente ans. J’ai fermé la maison Iwasaki, empaqueté mes kimonos, mes ornements, mes bijoux et j’ai quitté le quartier de Gion-Kobu. Depuis je me suis mariée. Désormais, je mène une paisible existence de mère de famille.
Afficher en entierLes geiko perfectionnent leur art dans une okiya où elles logent : ce que l’on appelle couramment la « maison de geishas ». Elles y sont soumises à un régime draconien de cours et d’exercices, qui n’est pas sans évoquer la discipline de fer nécessaire en Occident à la formation d’une ballerine, d’un pianiste de concert ou d’une chanteuse lyrique. La directrice de l’okiya est là pour vous soutenir et s’occuper de l’organisation matérielle de votre carrière. En qualité de jeune geiko, l’on est hébergée dans l’okiya pour une période convenue, en général cinq à sept ans, au cours de laquelle on rembourse sa dette à l’établissement. Ensuite, une fois indépendante, on s’en va vivre seule tout en continuant à dépendre de son okiya comme d’une agence.
Afficher en entierJ'avais reçu mon premier baiser. Et cela ne m'avait pas du tout plu. Je cru que j'allais avoir une réaction allergique.
Afficher en entierLa pensée que peu de choses survivra de tant de beauté au delà du simple mirage des apparences emplit mon coeur de tristesse.
Afficher en entierJe fis la sourde oreille. J'étais hors de moi. Je prononçais d'une voix lente et posée :
- Restez où vous êtes et écoutez bien ce que j'ai à vous dire. Je vais punir ce monsieur. Peut-être même vais-je le tuer. Je veux que vous vous rendiez compte combien je me sens humiliée.
Je pris le couteau et le mis sous la gorge de mon agresseur.
- Frappez le corps, il guérira. Mais une blessure au cœur dure toute la vie. Vous m'avez blessée dans mon amour-propre et sachez que je ne souffre pas l'humiliation. Jamais je n'oublierai ce qui s'est passé ici ce soir. Mais comme vous ne valez pas la peine que j'aille en prison à cause de vous, je ne vous toucherai pas. Pour cette fois. Mais gare à vous si vous recommencez.
Sur ces paroles, je laissai tomber, pointe en bas, le couteau sur le tatami, où il se planta à un centimètre du mauvais plaisant. Puis, la tête haute, je sortis de la salle.
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