Extraits

Dans ces moments-là, sa folie m'apparaissait. Il fallait forcément qu' elle soit cinglée pour vivre avec moi, mais quand même, mettre sur le même plan une œuvre littéraire, certes encore trébuchante, mais quand même un peu œuvre, et la tâche médiocre qui l'accaparait, et je dirais même qu'elle l'accaparait un peu trop, d'une façon malsaine qui dénotait déjà un certain dérangement d'esprit, c'était quand même un peu fort.

Au contraire de Brian, le jeune homme, l'innocent, qui pouvait quelques secondes dans les mains du docteur Vichnou, au contact froid du stéthoscope, croire en la possibilité d'une guérison, cet idiot, ce naif, ce jeune homme, j'étais totalement conscient de l'inutilité de tous mes efforts, je savais aussi que personne ne me viendrait en aide.

La contemplation du visage d'Esther, là maintenant, posé sur l'oreiller me regardant avec une confiance retrouvée, souriante, de ce sourire qui ne dure pas, qui passe comme les vagues de la mer, ce droit à la regarder je l'avais acheté du prix de mon âme.

« Pardon », dit-elle comme elle seule savait le faire. Je n'avais jamais rencontré une femme qui sache présenter des excuses aussi simplement. Peut-être parce qu'elle n'était pas une femme, parce qu'elle érait demeurée dans cette région de l'enfance où certaines petites filles ont la droiture simple des garçons.

Incroyable comme les gens de sa génération sont capables de passer en un instant d'un épanchement sensible à une indifférence complète.

J'étais poursuivi par les créanciers, harcèlé par les huissiers, menacé d'un procès par plusieurs de mes éditeurs, j'étais (mal) suivi pour un cancer de la prostate et je recollais tous les matins tant bien que mal un appareil dentaire détraqué...Esther luttait contre l'addiction, l'anorexie et une puissante mélancolie qui ne l'avait jamais quittée depuis qu'elle avait arrêté le sport à 15 ans.

En réfléchissant à Brian qui hurlait après Anita nuit après nuit, la frappant, se brisant les os à la frapper, se brisant la voix, usant toute sa volonté à détruire ce qu'il aimait, je ne pouvais pas ne pas penser à ma femme, à cette furie que ma femme avait été durant les dernières heures que nous avions passé ensemble, dans le huis clos de cette maison, où le calme était retombé après sa chute.

J'avais toujours mis mes souffrances au service de mon éloquence.

Depuis quelques années, le soleil est devenu plus chaud qu'avant. En cette fin d'été la canicule était tombée sur la France et une partie de l'Europe. Comme il avait beaucoup plu au printemps, mon jardin de Sainte-Croix était une jungle au milieu de laquelle la maison ressemblait plus que jamais à la cabane de Robinson.

« J’allais écrire en sa compagnie la fuite en avant de Keith et Anita, chaque jour qui viendrait, chaque jour qui me séparait de la mort, et cette fuite dans l’abîme du temps donnerait à la nôtre la valeur d’un jeu qui échappe à l’angoisse du réel. La littérature avait repris la main, et ma vie avait de nouveau un sens, fut-il tragique.»