Extraits

— Tu veux qu’on parle ? questionna Sören après avoir remarqué son regard, perdu dans le vague.

— De quoi ?

— De ce dont tu as envie. Je ne te forcerai jamais à me révéler ce que tu as sur le cœur, mais tu n’es pas non plus obligé de tout garder pour toi. Là, par exemple, qu’est-ce qui t’effraye le plus ? Et ne me dis pas que c’est l’éventualité de voir une météorite s’écraser sur l’écurie.

— Si j’ai réussi à tenir sur un cheval au trot, tu devrais être capable de préparer quelque chose de comestible, non ? soupira Alex.

— Euh… Non. C’est trop me demander. Et puis, il faut bien que j’aie un défaut. Je parle couramment cinq langues, presque six, je suis un excellent cavalier et, franchement, tu as déjà vu quelqu’un de plus séduisant que moi ? La perfection serait un fardeau trop lourd à porter, même pour mes épaules.

— Bon… À samedi, alors. Et… euh… Sören ?

— Oui ?

— Je t’aime.

Les prunelles du Suédois scintillèrent lorsqu’il se rapprocha d’Alex pour l’étreindre une dernière fois. À son oreille, il murmura :

— Moi aussi. Plus que le monde.

Le ton de Sören était net, précis, professionnel. Beaucoup plus proche de celui d’Helena que des soupirs de lamentation qu’il poussait autrefois lorsque son aînée lui imposait du travail. Armé de son appareil photo, il devenait aussi exigeant – intransigeant – que la redoutable femme d’affaires qu’était sa sœur.

— Ça s’est bien passé  ?

— C’était formidable, si on excepte le fait que les seuls mots que j’ai prononcés ont été « Bonjour », « Ça va  ? » et « Au revoir ». En suédois, évidemment. Le reste du temps, Helena a monopolisé la parole et a presque semblé oublier ma présence. C’est à se demander pourquoi elle a voulu que je sois là, à part pour m’imposer une corvée supplémentaire. Si tu savais comme j’aurais préféré être à l’écurie avec toi…

— Vivre avec les souvenirs, c’est un fait, mais seras-tu capable de vivre avec des regrets  ? De passer à côté de ce qui pourrait être uniquement à cause de ce qui a été  ? À mon tour de te poser une question. Si tu pouvais revenir en arrière et effacer cette douleur qui te ronge, quelle qu’en soit son origine… Tu le ferais  ? Ou tu emprunterais le même chemin, parce que tu préfèrerais encore revivre cette perte plutôt que de n’avoir jamais connu ce que tu as tant chéri  ?

Sören essuya sa pommette avec le revers de son pouce. Il était près. Trop près. Son odeur envahissait les narines d’Alex et l’étourdissait, tout comme la chaleur qui irradiait de leurs deux corps. Il avait envie de plaquer ses paumes contre le torse du jeune homme, non pour le repousser, mais pour sentir ses muscles fermes sous ses doigts, se brûler au contact de sa peau. Ce qu’il redoutait était en train d’arriver : sa volonté s’étiolait.

— Apprendre, apprendre… J’ai parfois l’impression que vous n’avez que ce mot-là à la bouche, Nathalie et toi. Apprendre le suédois. Apprendre à se faire des amis. À monter à cheval, à jouer au billard… Tu sais ce que j’ai appris, moi ? Qu’il ne faut rien attendre de la vie, rien espérer d’elle, parce qu’elle ne donne jamais rien qu’elle ne soit susceptible de reprendre.

— Ne laisse pas la peur de souffrir te priver de ce qui s’offre à toi, chuchota-t-il. Ça ne te mènera nulle part.

— Et toi ? Où est-ce que tu me mèneras, hormis à une nouvelle désillusion ?

— Tu appr… Tu découvriras que tu peux me faire confiance.

— Je n’ai confiance en rien, rétorqua Alex. Ni en personne.

— Vous avez déjà essayé de me prendre par les sentiments trois fois en moins de vingt-quatre heures, rétorqua Alex. Ça ne marche pas.

— Et si je te fais une moue d’adorable chaton ?

— Tu n’es pas un chaton, et tu n’es pas adorable. Tu es… casse-pied ! Et ce ne sera pas qu’une façon de parler si tu continues à me harceler avec ce bal, parce que ma fourche et moi, on s’arrangera pour que tu ne sois plus en état de danser.

— Tu penses réellement que tes menaces vont avoir le moindre effet sur moi ? Je te rappelle que j’ai grandi avec Helena. Un tsunami ne m’effrayerait pas.