Extraits

Aujourd'hui, les hommes considèrent l'ignorance comme la connaissance et le nuisible comme l'utile. Ils vivent de la mort, s'en rassasient chaque jour.

— L'incident d'avant-hier me contraint à prendre des mesures. Les habitants de l'île doivent devenir des travailleurs comme les autres. Qu'ils fournissent gratuitement des vêtements aux soldats de la garnison : première livraison au début du mois prochain.

— Tu commandes des moutons. Ils subissent une révélation au lieu de construire. — Leur sincérité vaut bien celle des derniers adeptes d'Isis. — Sers le Christ, puisque telle est ta vocation, mais accorde la vie à ma communauté ; elle est porteuse d'une spiritualité qui fera refleurir le monde de demain.

— Voici votre nouvelle arme : la délation. Rassure-toi ; je ne suis pas baptisé. Les cœurs sont avides, la douceur périt, on se réjouit du mal, le criminel à force de loi, chacun baisse son visage vers le sol : le pays est abandonné à ceux qui le détestent. — Ne t'obstine pas.

Le regard de Théodore brillait d'espoir. Alors que l'Occident, mal remis de l'effondrement de Rome, se disloquait dans les convulsions de la barbarie, l'héritage de Constantin, riche de ses provinces d'Asie Mineure, de Syrie et d'Égypte, élevait l'Orient au rang de phare de l'humanité.

Chaque jour, une dizaine de serviteurs nettoyaient la salle de réception, les chambres, la cuisine, la salle d'eau, les portiques et les garde-manger.

Sabni et la vieille grimpèrent une volée de trois marches usée. La propriétaire utilisa une clé rouillée ; elle croyait en l'illusoire protection que lui procurait une serrure branlante. Un mobilier à moitié pourri encombrait les deux petites pièces.

—Je nagerai jusqu'au premier poste frontière. Seuls le gardent des paysans enrôlés de force, occupés à dormir ou à jouer aux dés. Ensuite, j'emprunterai le bac. A Éléphantine, j'attendrai le temps nécessaire pour rencontrer Théodore seul à seul. Isis se tourna vers Sabni. Dans ses yeux, l'inquiétude se mêlait à la tendresse. — Nous n'avons donc pas le choix...

La supérieure admit le bien-fondé de l'opinion de Sabni. Lors du partage des terres, l'évêque n'avait pas démantelé le patrimoine du temple ; ce dernier ne possédait plus les richesses d'autrefois, mais il lui restait des champs cultivés qui continuaient à nourrir la communauté. Chaque paysan était persuadé que, si la déesse recevait la première part des récoltes, son sort serait moins rude. L'évêque fermait les yeux et le système économique fonctionnait comme jadis : denrées apportées au temple, sacralisation par la supérieure, redistribution.

Comme Isis était belle, en ce temps de triomphe! Calme, lumineuse, elle commandait avec douceur. Fragile, elle semblait indestructible. Sabni l'admirait depuis si longtemps qu'il s'étonnait des couleurs plus chaudes prises par ses sentiments ; dans ses regards, la déférence se teintait d'un élan presque passionné qu'il refrénait encore. Amour ne saurait être son nom. Comment aurait-il réuni deux êtres si dissemblables : Isis, l'héritière d'une longue lignée illustre de reines d'Égypte, Sabni, un modeste prêtre aux humbles origines ?