Extraits

"- Je vais te demander un prix, annonça enfin Argent.

- Un prix ?

- Oui.

- Quel genre de prix et pour quel service ?

- Il me semble que le service est évident, répondit Argent, les mains posées sur ses jambes croisées."

[Partie 33 (P.108)]

Structurer nos activités comme un jeu, un sport, nous donne de grands avantages. Nous disposons d’une implacabilité, d’une vigueur intellectuelle qui seraient peut-être refusées à une reine craignant pour le bien être de son fils, ou à un capitaine en étant arrivé à aimer ses hommes. À nos yeux, ces gens-là sont de simples pièces, des ressources à déplacer pour l’effet maximal et, de ces mathématiques brutales, nous tirons la victoire où il pourrait sinon y avoir défaite. Tout pour le jeu. Et d’où vient-il, ce jeu ? Qui pose les pièces entre nos mains, qui nous montre le plateau, qui arbitre la partie ? Elle, bien sûr. La Maîtresse des Jeux. Elle nous contrôle parce qu’elle contrôle le plateau, et, quoique la Maison des Jeux affirme toutes les parties équilibrées, il est parfois possible de leur trouver un défaut. Une compétition pour couronner un roi dans laquelle les joueurs ne sont pas de force égale, ou bien des pièces handicapées sans que cet inconvénient soit mentionné. Un joueur qui reçoit un général alors que tu n’obtiens qu’un major. Elle a tiré la Russie, tu n’as trouvé dans ta main que la Belgique.

Quel beau tour de manège on t’a offert ! Tu as écumé Nakhon Sawan, quadrillé les forêts du nord, dépêché des éclaireurs dans fermes et villages, des bateaux sur les lacs, des soldats dans les trains. Tu as harcelé le chef de la police de Phrae au point qu’il a fondu en larmes au téléphone, et tout cela pour que la nouvelle te parvienne de Lampang — de Lampang, pas moins ! — qu’un homme correspondant à la description de ta cible a été vu en train d’acheter des billets pour Bangkok et Chiang Mai !

Nous te voyons gagner le quai, loque humaine vêtue de loques, poupée de chiffons dans tous les sens du terme — la police viendra bientôt pour toi, elle viendra, mais vient d’abord le train Chiang Mai-Bangkok, une machine récente et rugissante, équipée d’un noir et fier moteur diésel, qui s’engage dans la gare avec un hurlement d’acier et des claquements évoquant les mâchoires d’un dinosaure hilare. Tu y montes pour partir vers le nord avec une audace sans pareille, paré de ton sourire le plus serein, assis dans un compartiment en compagnie de deux autres voyageurs – une femme qui porte un bébé endormi, et un homme en costume, un Japonais, qui te salue courtoisement par-dessus son journal puis détourne les yeux et ne les repose plus jamais sur toi.

Puis son esprit errait vers sa mère, qui l’avait un jour emmené voir les temples du Cambodge perdu, lui chuchotant à l’oreille qu’il ne devait pas parler de cette visite à son grand-père, car on jugeait inconvenant qu’une dame digne de ce nom s’intéresse aux traditions barbares des autochtones. Elle s’était agenouillée près de lui et lui avait montré des textes antiques gravés, des images de dieux et de rois, les graffiti d’enfants morts depuis beau temps, griffonnés à la pointe d’un couteau sur les saintes icônes, les pierres renversées d’un lieu où, naguère, on s’enfonçait dans la jungle afin de prier qu’arrivent la pluie qui nourrirait les cultures puis le soleil pour les moissons. Il avait couru en riant sur les pierres sculptées des temples en ruine, et demandé la permission de jouer à cache-cache, tandis qu’autour d’eux la jungle hurlait et que les singes agiles les observaient en clignant des paupières, soupçonneux, postés sur leur précieuse réserve de mangues volées.

« D’abord, je suis le souffle. Ensuite, quand je suis le souffle, je suis l’air. Je suis le vent qui file à travers le ciel. Je suis les feuilles qui plient dans les arbres. Je suis la terre qui tourne, le sol qui se fend, la poussière qui voltige. Je suis ici et au-dessus et dans tous les coins du monde. Je suis dans le premier hoquet du nouveau-né ; je suis dans le dernier soupir de la mère mourante. Je suis les lamentations de l’amante abandonnée. Je suis le rire de l’enfant ravi. Je suis le souffle, je suis le vent, je suis la vie, et quand je suis toutes ces choses, je, le je qui est simplement moi, qui est assis près de vous à présent, n’est plus rien du tout. »

Le coin de la lèvre inférieure d’Abhik se contracte un tout petit peu et, une nouvelle fois, il se tapote le centre du front de ses doigts joints, une fois, deux fois, trois fois, pour stabiliser ses pensées. Il n’a pas l’habitude d’entendre qu’il s’est trompé ; cet incident ne peut que mettre mal à l’aise un homme de son tempérament, et, puisque cela le met mal à l’aise, il commet la plus grande erreur possible : il l’ignore.

Nous envisageons nos choix, faisons la part du pour et du contre.

Voici notre jeu du moment, et les dés, quand ils tomberont, ne tomberont pas sans poids. Le « hasard » est un concept pour les enfants.

Il se leva avec le soleil, n’ayant pas le choix.

Un sanglier sauvage, furieux, haletant, stupéfié de découvrir qu’il avait passé une partie de la nuit près d’une créature plus grosse que lui, jaillit de sa tanière quand Remy se secoua. Le fugitif se demanda si quelqu’un d’autre entendrait le vacarme de sa course.

Ce fourgon toussote le long d’une route perdue dans un endroit perdu, le chauffeur suçote un gros cheroot qu’il savoure depuis presque cinquante kilomètres et dont les feuilles de tabac consumées tombent sur son pantalon, quand — boum ! Un essieu craque, un pneu explose, et, à l’arrière, quelque chose remue qui ne devrait pas se trouver là. Le chauffeur se contente de lever les yeux au ciel et de ralentir jusqu’à l’arrêt total : cela lui est déjà arrivé et lui arrivera à nouveau durant les quinze ans qu’il conduira encore ce véhicule, jusqu’au jour fatal où le moteur explosera sans espoir de réparation, et trop loin des sources d’échange standard.