Extraits

Emma inspira. Allait-elle vraiment lire le journal de Sutton ? Du temps où elle habitait à Carson City, elle avait pris l’habitude de s’introduire en douce dans la chambre de Daria, une sœur d’accueil plus âgée et mystérieuse qui ne lui prêtait pas la moindre attention. Elle avait lu chaque page de son journal, qui parlait surtout de garçons et du fait qu’elle trouvait ses jambes et ses bras trop gros. Elle avait également fait les poches de ses jeans. Elle avait volé une paire d’écouteurs pour la seule raison qu’ils appartenaient à Daria.

Après ça, chaque fois qu’elle s’était rendue dans la chambre de la jeune fille, elle avait piqué une babiole : un CD de rap, un bracelet en plastique noir, un échantillon de Chanel n° 5. Mais lorsqu’elle avait déménagé pour s’installer chez une autre famille d’accueil, Emma avait été prise de remords. Elle avait fourré dans une grande enveloppe en kraft tous les petits trésors dérobés à Daria, écrit le nom de la jeune fille dessus et envoyé le tout aux services sociaux en se jurant de ne jamais recommencer.

C’était chouette qu’elle se soit racheté une conduite, mais moi, je voulais juste qu’elle lise mon putain de journal.

Un vent chaud et sec souffla au visage d’Emma, apportant de la poussière qui lui piqua les yeux. Le ciel nocturne, d’un bleu déjà presque noir, parut s’assombrir de quelques tons. Près d’elle, Travis respirait lourdement. Son haleine empestait le shit. Il s’était connecté à un site de téléchargement vidéo. D’un geste grandiloquent, il tapa le mot-clé Sutton-InAZ et appuya sur « Lecture ».

Une vidéo démarra. Une caméra portée sur l’épaule balaya une clairière. Il n’y avait pas de son, comme si le micro avait été coupé. L’image pivota brusquement vers une jeune femme assise sur une chaise, la moitié supérieure du visage recouverte par un bandeau noir. Elle se débattait violemment, faisant voler le médaillon rond en argent suspendu à son cou par une chaîne épaisse.

Un moment, l’écran devint noir. Puis quelqu’un se glissa derrière la fille et tira sur la chaîne, l’étranglant à demi. La malheureuse arqua le dos, gesticulant et ruant de plus belle.

— Oh, mon Dieu !

Clarice porta une main à sa bouche.

— C’est quoi ? chuchota Emma.

L’agresseur de la fille continuait à tirer. Il portait un masque, si bien qu’Emma ne pouvait pas voir son visage. Au bout de trente secondes environ, la fille s’affaissa et ne bougea plus.

Emma eut un mouvement de recul. Venaient-ils de regarder quelqu’un mourir ? Que diable…? Et quel rapport avec elle ?

La caméra restait braquée sur la fille au bandeau, toujours immobile. L’écran vira au noir. Quand l’image revint, elle penchait sur le côté, comme si la caméra était tombée par terre.

Quelqu’un s’approcha de la fille et lui ôta son bandeau. Au bout d’un long moment, la fille toussa. Elle avait les yeux pleins de larmes et les coins de la bouche abaissés. Elle cligna lentement des yeux. L’espace d’une seconde avant que la vidéo s’achève, elle tourna un regard flou vers la caméra.

La mâchoire inférieure d’Emma lui en tomba sur ses Converse usées.

La vieille Mme Hunt, notre voisine flippante qui gardait beaucoup trop de chats, m’a dit un jour que les fantômes s’attardent en ce monde quand une affaire non résolue les empêche de passer dansl’au-delà. C’est peut-être pour ça que j’étais là : pour élucider mon propre meurtre

Joyeux anniversaire !

Maintenant, meurs.

Cher journal, aujourd'hui, je suis morte.

- Sutton parlait à Ethan.

- Ethan Landry ? (Charlotte haussa vivement les sourcils.) Tu veux dire que M. Le Rebelle Sans Cause a une langue ?

- Depuis quand t'y connais-tu en astronomie?demanda le garçon.

- Je n'y connais rien du tout, le détrompa Emma. Je m'amuse à donner mes propres noms aux étoiles.

- Quel genre de noms ?

Elle tripota le cache en plastique noir suspendu à une ficelle.

- La Pétasse, par exemple. Là, dit-elle en désignant un petit point lumineux au-dessus des toits.

Quelques années auparavant, elle l'avait baptisé ainsi à cause de Maria Rowan, une fille de sa classe de 5° qui avait renversé un verre de limonade sous son bureau pendant un cours d'espagnol et raconté à tout le monde qu'elle était incontinente. Emma avait longtemps rêvé de la satelliser, comme les dieux grecs qui bannissaient autrefois leurs enfants dans le monde du dessous pour l'éternité.

L'inconnu eut un petit rire pareil à une quinte de toux.

- En fait, je crois que ta Pétasse fait partie de la ceinture d'Orion.

Je me réveillai dans une baignoire à pieds d’une propreté douteuse, au fond d’une salle de bains carrelée de rose qui ne m’était pas familière. Une pile de Maxim se dressait près des toilettes ; il y avait des projections de dentifrice vert dans le lavabo et des traces blanchâtres sur le miroir.

Par la fenêtre, j’aperçus un ciel nocturne. La lune était pleine. Quel jour de la semaine étions-nous ? Et où me trouvais-je ? Dans la maison d’une des fraternités de l’Université d’Arizona ? Chez quelqu’un ? J’arrivais tout juste à me souvenir que je m’appelais Sutton Mercer, et que je vivais dans les collines de Tucson. Je n’avais pas la moindre idée de l’endroit où était mon sac à main, et je ne savais plus où j’avais garé ma voiture. À bien y réfléchir… j’avais quoi, comme voiture, déjà ? M’avait-on droguée ?

— Emma ? appela une voix masculine depuis une autre pièce. Tu es là ?

— Occupée ! claironna une voix féminine toute proche.

Une grande fille mince ouvrit la porte de la salle de bains. Ses cheveux bruns emmêlés lui tombaient devant la figure.

— Hé ! protestai-je en me levant d’un bond. Il y a déjà quelqu’un !

J’avais des fourmis dans tout le corps, et je me sentais bizarrement engourdie. Je baissai les yeux pour m’examiner. Il me sembla que je clignotais comme dans une lumière stroboscopique. Flippant, décidai-je. C’est sûr : j’ai été droguée.

Toutes les filles croient que leur soeur veut les tuer, non ?

Comment résister à quelqu'un qui fait la gueule ?