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Première hypothèse : le chien allait s’arrêter bientôt et dévorer le petit pain. Le chien ne s’arrêta pas. Le boulanger avait également imaginé qu’il pourrait, après un bout de chemin, se faufiler par la porte d’une maison. Rien de cela pourtant. Le pain entre les dents, la bête trottait, longeant les murs d’un pas régulier, sans jamais s’arrêter à flâner, à lever la patte, selon les mœurs canines. Où allait-il donc s’arrêter ? Sapori observait le ciel gris. Ce ne serait pas étonnant qu’il se mît à pleuvoir.
Afficher en entierFeindre de l’ignorer ? Non, Defendente ne peut supporter cette plaisanterie. Puisqu’il ne parvient pas à l’attraper dans la cour, il lui donnera la chasse sur la route à la première occasion. D’ailleurs, ce n’est peut-être pas du tout un chien perdu, il a peut-être un refuge fixe, peut-être un maître à qui l’on pourra demander réparation. Cela ne peut plus durer. À force de guetter cette sale bête, Sapori a dû retarder depuis plusieurs jours sa descente à la cave, il a récupéré bien moins de pain que d’habitude : autant de gros sous de perdus !
Afficher en entier— Eh Médor, ici sale bête ! hurla Defendente, lançant un nom au hasard ; et il le poursuivit. Ces sagouins ne suffisaient donc pas ? Il ne manquait plus que les chiens, à cette heure !…
Mais l’animal était déjà trop loin.
Le lendemain, même scène : même chien, même manœuvre. Cette fois le boulanger suivit la bête jusqu’à la route, et il lui lança des pierres sans parvenir à l’atteindre.
Afficher en entierCette indifférence n’était nullement feinte, et la solitude dans laquelle on laissait Silvestro le prouvait bien. L’idée de se rendre en pèlerinage jusqu’à lui eût semblé le comble du ridicule.
Afficher en entierMais chaque nuit les paysans des environs commencèrent à apercevoir d’étranges lueurs, en direction de la chapelle abandonnée. On eût dit un incendie de forêt, toutefois le halo était blanc et palpitait doucement. Frigimelica (celui du haut fourneau) s’y rendit, un soir, par simple curiosité. Cependant, à mi-chemin, sa motocyclette eut une panne. Qui sait pourquoi, il ne voulut pas se risquer à continuer à pied. De retour, il raconta qu’un halo s’étendait sur la petite colline de l’ermite ; ce n’était pas la lueur d’un feu ni d’une lampe. Les paysans ne firent aucune difficulté pour en conclure que c’était la lumière de Dieu.
Afficher en entierCe même été, le vieil ermite Silvestro, sachant que Dieu dans ce pays était fort peu représenté, vint s’établir dans les environs. À une dizaine de kilomètres de Tis, une ancienne chapelle s’élevait sur une petite colline solitaire. Silvestro s’installa dans ces ruines, prenant de l’eau à une source voisine, dormant dans un angle protégé par un restant de voûte, mangeant des herbes et des fruits sauvages. Il grimpait à tout moment de la journée s’agenouiller en haut d’un rocher, dans la contemplation de Dieu.
Afficher en entier— Qu’il bénisse cette charogne ! » répondait-il en lançant les petits pains à la foule des mendiants affamés qui s’en emparaient au vol. Et il souriait à la pensée de la merveilleuse ruse qu’il avait inventée pour tromper à la fois ces malheureux et l’âme de son oncle défunt.
Afficher en entierAu début, les amis de Defendente se levaient de bon matin pour venir l’admirer dans ses nouvelles fonctions. Groupés à l’entrée de la cour, ils l’observaient en se moquant de lui.
Afficher en entierDefendente, unique héritier, avait travaillé dans la boulangerie depuis sa plus tendre enfance sans jamais douter que les biens de Spirito lui reviendraient presque de droit. Cette condition l’exaspérait. Mais qu’y faire ? Ficher en l’air toute cette grâce de Dieu, la boulangerie comprise ? Il s’inclina, après force jurons. En ce qui concernait l’emplacement public, il choisit le moins exposé : le porche de la courette derrière son four. Et là, on le vit chaque matin de bonne heure peser le pain, ainsi que le testament le prescrivait, l’amonceler dans un immense panier, puis le distribuer à une foule vorace de pauvres, accompagnant ces cadeaux d’insultes et de plaisanteries grossières sur le compte de son oncle défunt. Cinquante kilos par jour ! Cela lui semblait insensé, immoral.
Afficher en entierPar pure malveillance, le vieux Spirito, riche boulanger de la commune de Tis, avait en laissant tout son héritage à son neveu Defendente Sapori, mis une condition : pendant cinq ans, tous les matins, celui-ci devait distribuer aux pauvres, sur un emplacement public, cinquante kilos de pain frais. À l’idée que ce neveu taillé dans le roc, plus mécréant et blasphémateur que personne dans cette localité d’excommuniés, devrait se dédier sous les regards de la foule à une de ces œuvres qu’on appelle de bienfaisance, à cette idée l’oncle avait dû rire sous cape bien des fois avant de mourir.
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